Les Lingules

Les Lingules (brachiopodes) sont-elles vraiment
des fossiles vivants?

 

Par Christian C. Emig, Directeur de Recherches au CNRS, Centre d'Océanologie, Marseille 
http://www.com.univ-mrs.fr/BrachNet/

Réference à citer :
Emig C. C., 2000. Les Lingules (brachiopodes) sont-elles vraiment des fossiles vivants ? www.ifrance.com/fossilis/lingule.htm. [Ce site n'existe plus]
Publié par l'Association FOSSILIS, 4, rue du Général Custine, F-54000 Nancy

Parmi les Brachiopodes Lingulidés, le genre Lingula est souvent considéré comme représentant un des plus anciens taxons de "fossiles-vivants", à cause de son long conservatisme morphologique, de son absence d'évolution et de sa remarquable survie depuis plus de 550 millions d'années.

< Linguloïdes fossiles de l'Ordovicien (spécimens du NMNH, Washington DC, USA)

Apparue au Cambrien Inférieur, la Superfamille des Linguloidea (Brachiopoda, Lingulata) a connu une rapide extension du Cambrien moyen jusqu'au début de l'Ordovicien (Babin et al., 1992 ; Emig, 1984a) ; à partir de la fin du Dévonien, elle ne subsiste plus que par la Famille des Lingulida, notamment par le genre Lingularia, connu du Carbonifère au Crétacé, puis, depuis le début de l'Ere Tertiaire, par les deux seuls genres actuels Lingula et Glottidia (Emig, 1997a).

Ainsi, la traditionnelle opinion que le genre Lingula représente une lignée remontant au Cambrien doit être rejetée, tout comme celle que les Lingula ont survécu sans modification morphologique significative depuis le début du Paléozoïque. En effet, les Lingulidés mésozoïques, comme les espèces du genre Lingularia, diffèrent significativement des genres actuels Lingula et Glottidia par, entre autres caractères, une cavité lophophorale plus volumineuse, des canaux ventraux du manteau plus courts que les dorsaux, un développement plus important du muscle adducteur postérieur (Biernat & Emig, 1993). Faut-il rappeler que les caractères morpho-anatomiques internes s'avèrent indispensables pour pouvoir identifier genres et espèces de l'ordre des Lingulida, tandis que les caractères externes de la coquille étant insuffisants, car la plupart ne sont pas des critères taxinomiques.


Lingularia siberica  (Trias : Sibérie)

Lingula anatina  (Actuel : Asie)

Glottidia palmeri  (Actuel : Golfe de Californie, Méxique)


Le panchronisme des "Lingula" était basé sur un seul caractère, à savoir la forme typique - dite « linguliforme » (d'après la forme générale des Lingules actuelles) - de leur coquille (Emig, 1983). Les faces externes sont généralement lisses, marquées seulement par des stries d'accroissement. Cette forme est généralement l'unique "caractère" conservé dans les formes fossiles, entraînant alors leur rattachement au genre Lingula... jusqu'au Cambrien !
Or, cette forme de coquille traduit un mode de vie endobionte, en terrier (Emig, 1982, 1997a), mode qui fut très répandu au sein de nombreux genres paléozoïques de l'Ordre des Lingulida, alors que le "vrai" genre Lingula n'est apparu qu'au Tertiaire (peut-être durant le Crétacé). Cette persistance d'une telle forme générale a été, et est encore, interprétée par de nombreux paléontologues comme traduisant une stabilité anatomique à travers les âges, alors que la coquille n'a cessé d'évoluer depuis l'Ere Primaire, tout comme les caractères taxinomiques au sein des Lingulida selon Biernat & Emig (1993).

Lingula Terrier de lingule Evolution de Lingulides
Lingula avec son pédoncule Schéma d'un terrier de Lingule
(d'après Emig, 1982)
Forme de la coquille et face ventrale (avec les muscles permettant les mouvements de la coquille et les deux canaux principaux du manteau) et
Vue latérale de la coquille
(d'après Emig, 1997a ; Biernat & Emig, 1993 ; Jin et al., 1993)
 

Néanmoins, les Lingules actuelles (Lingula et Glottidia) se comportent comme un groupe biologique proche de l'état d'équilibre (Emig, 1984b, 1989), notamment par :

une lente croissance ;
une taille et âge plus importants par rapport aux autres espèces de l'écosystème, une longue durée de vie ;
un potentiel de recrutement réduit, légèrement supérieur au remplacement de la population ;
une démographie de type K ;
une aptitude à intégrer et à conserver des apports énergétiques, même faibles ;
une longue continuité dans le temps géologique.

Le mode de vie endobionte est un caractère primitif (plésiomorphe) par rapport à la vie épibionte des autres Brachiopodes.
De par cet ensemble de caractéristiques, les Lingules sont les représentants les plus primitifs au sein des Brachiopodes actuels (environ 410 espèces). De leur mode de vie ancestral, les Lingules ont maintenu :

la forme générale de la coquille ;
l'arrangement de la musculature ;
la disposition en pseudosiphons des soies du bord antérieur du manteau (deux orifices inhalants et un exhalant) ;
le pédoncule (ancrage et rétraction de la Lingule dans son terrier) ;
des adaptations métaboliques (réponse aux stresses osmotiques, faible consommation d'oxygène...).

Malgré une faible diversité spécifique (respectivement 7 et 5 espèces), les deux genres actuels ont une large répartition géographique et sont distribués dans les principales biocoenoses littorales tempérées chaudes et intertropicales : Lingula en Asie, en Océanie et en Afrique ; Glottidia sur le continent américain (Emig, 1997b).

En conclusion, si Lingulidés constituent bien un groupe panchronique, l'évolution bradythélique au sein d'un groupe relativement peu et surtout mal fossilisé reste à évaluer, mais les récentes études anatomiques (Emig, 1986, 1990 ; Biernat & Emig, 1993 ; Jin et al., 1993 ; Kowalewski & Flessa, 1996) démontrent que les Lingules récentes et actuelles présentent des différences évolutives significatives, même si elles ont maintenu un mode de vie ancestral.

On ne peut plus les considérer comme des "fossiles vivants" !


Références

Babin C., Delance J. H., Emig C. C. & P. R. Racheboeuf, 1992. Brachiopodes et Mollusques Bivalves : concurrence ou indifference? Géobios, Mém. sp., 14, 35-44.

Biernat G. & C. C. Emig, 1993. Anatomical distinctions of the Mesozoic lingulide brachiopods. Acta Palaeont. Pol., 38 (1/2), 1-20.

Emig C. C., 1982. Terrier et position des Lingules (Brachiopodes, Inarticulés). Bull. Soc. zool. Fr., 107 (2), 185-194.

Emig C. C., 1983. Sur les relations du panchronisme avec les conditions écologiques : le cas des Lingules (Brachiopode, Inarticulés). Bull. Soc. zool. Fr., 108 (4), 558-561.

Emig C. C., 1984a. On the origin of the Lophophorates. Z. zool. System. Evolut.-forsch., 22 (2), 91-94.

Emig C. C., 1984b. Pourquoi les Lingules (Brachiopodes, Inarticulés) ont survécu à la transition Secondaire-Tertiaire. Bull. Comm. Trav. hist. sci., Sect. Sci., 6, 87-94.

Emig C. C., 1986. Conditions de fossilisation du genre Lingula (Brachiopoda) et implications paléoécologiques. Palaeogeogr. Palaeoclimat. Palaeoecol., 53, 245-253.

Emig C. C., 1989. Les lingules fossiles, représentants d'écosystèmes oligotypiques? Atti 3° Simp. Ecol. Paleoecol. Comunità bentoniche (Catania, Italia, 1985), 117-121.

Emig C. C., 1990. Examples of post-mortality alteration in Recent brachiopod shells and (paleo)ecological consequences. Mar. Biol., 104, 233-238.

Emig C. C., 1997a. Ecology of the inarticulated brachiopods. In: R. L. Kaesler, ed.  Treatise on Invertebrate Paleontology.  Part H.  Brachiopoda.  Geological Society of America and University of Kansas. Boulder, Colorado, and Lawrence,  Kansas, Vol. 1, pp. 473-495.

Emig C. C., 1997b. Biogeography of the inarticulated brachiopods. In: R. L. Kaesler, ed.  Treatise on Invertebrate Paleontology.  Part H.  Brachiopoda.  Geological Society of America and University of Kansas. Boulder, Colorado, and Lawrence,  Kansas, vol. 1, pp. 497-502.

Jin Y., Hou X. & W. Wang, 1993. Lower Cambrian pediculate lingulids from Yunnan, China. J. Paleont., 67, 788-798.

Kowalevski M. & K. W. Flessa, 1996. Improving with age: The fossil record of lingulide brachiopods and the nature of taphonomic megabiases. Geology, 24 (11), 977-980.

 

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