Alsace entre guerres et paix
Christian C. Emig *
[Résumé]
Version CTHS [2012]
Depuis plus de deux millénaires, l’Alsace possède une histoire qui reste peu connue, voire inconnue, de la majorité des Français qui pourtant véhiculent aujourd’hui encore des clichés, des poncifs, des erreurs historiques et aussi des oublis ou des ignorances, datant à la fois de 1870, de la première et de la deuxième guerre mondiale. Les Alsaciens qui ne manquent pas d'humour, voire de médisance populaire, nomment leurs voisins avec des qualificatifs quelque peu péjoratifs :
- Les Français sont appelés les Français de l'intérieur – en opposition à l’expression France de l'extérieur utilisée par le gouvernement français pour désigner l'Alsace-Moselle de 1871 à 1918). Aussi plus simplement « Fransoze » (français en alsacien).
- Les Allemands sont qualifiés des Schwowe (Souabes en alsacien - singulier Schwob), sans oublier que les Souabes sont d'origine alémanique comme les Alsaciens.
Depuis 1648, l’Alsace est une exception politique, religieuse, culturelle, administrative, linguistique... dont la frontière est matérialisée par la ligne bleue des Vosges. En effet, cette ligne marquait la frontière avec le duché de Lorraine qui ne reviendra à la France qu’en 1766, et le Rhin n’a jamais constitué une frontière pour les Alsaciens tant pour raison linguistique que religieuse et politique. Pourquoi 1648 ? Car c’est l’année des traités de Westphalie, terminant la guerre de Trente-Ans et marquant le début de l’annexion française de l’Alsace, une région qui fait partie du Saint-Empire Romain Germanique dès l’origine. Mais le rattachement à la France de l’Alsace, commencé en 1635, ne sera terminé qu’au 15 mars 1798, suite à un vote de la République de Mulhouse (en allemand Stadtrepublik Mülhausen) pour le rattachement à la France.
L’Alsacien de souche ancestrale est d’origine germanique indigène ou immigré de régions germanophones voisines d’Allemagne, de Suisse, d’Autriche) – comme tous mes ancêtres. Le peuple alsacien a toujours marqué son appartenance au sol avant sa nationalité qui n’alternera entre la France et l’Allemagne qu’au cours des derniers siècles : ainsi un Alsacien né avant 1871 et mort après 1945 aura vécu sous cinq drapeaux. Et, ceux nés après 1945 ne sont que la deuxième génération à ne connaître qu’une seule nationalité. Aussi, renforcé par les mentalités traditionalistes de ses habitants, l'Alsace rurale est conservatrice et jalouse de ses coutumes. Confusions, amalgames, fausses assimilations, malentendus ont, depuis 1870, empêché le peuple français d'analyser avec sérénité et discernement les problèmes propres à ces régions germanophones (Rohr 1973).
Dans ce travail, je souhaite mettre en exergue trois points qui traversent l’histoire et la mémoire des Alsaciens et dont les conséquences sont aujourd’hui encore visibles dans leur quotidien. Ce sont : les patois et langue, les religions, la période 1870-1925. Auparavant, il convient de rappeler que le territoire alsacien est un patchwork de possessions sans que jamais il n’y ait eu une appartenance à un seul souverain. Le drapeau alsacien rouge et blanc (en alsacien Rot un Wiss) remonte au XIe siècle ; le blason de la Haute-Alsace (Oberelsaß) date de 1140, avec ajout en 1418 des couronnes des Habsbourg (qui sont originaires d’Alsace) ; le blason de la Basse-Alsace (Unterelsaß) date de 1262, quant à celui de l’Alsace, il n’apparaît qu’au début du XVIIe siècle comme une juxtaposition de deux blasons historiques précédents (Fig. 1).
Fig. 1. Drapeau et blasons alsaciens (auteur des blasons: SanchoPanzaXXI). Voir aussi Gaidoz et SÈbillot (1884).
Bien que connu avant le IIIe siècle, c’est avec l’invasion des Alamans au IVe siècle que l’alsacien devient un parler alémanique (Fig. 2). Au VIe siècle, les Francs, vainqueurs des Alamans en 496 (ou 506) à Zülpich (en français Tolbiac) [1], étendent le parler francique du Nord de l’Alsace [2] jusqu’en Hollande (Fig. 2). Avec le Traité de Meersen (870) qui consacra le partage du royaume de Lothaire Ier, l’Alsace entre en Germanie (ou Francie orientale), le royaume de Louis II le Germanique. En 962, Othon Ier fonde le Saint Empire Romain Germanique que l’Alsace ne quittera pratiquement qu’à la Révolution française malgré la colonisation française.
Fig. 2. Distribution des principales langues allemandes (Deutsch) et leurs frontières linguistiques qui sont toujours valides aujourd’hui. Les localités d’origine de mes grands-parents paternels Emch/Emig et Sturm et maternels Wohlhüter et Schürch avec les dates de leurs immigrations en Alsace.
Cliquez sur la carte pour voir le détail des migrations familiales :
1. de Heidelberg à Ribeauvillé ; 2. Kauffenheim, Rittershoffen ; 3. de Huttwil (Canton de Berne, Suisse) à Rittershoffen ; 4. de Lüterswil (Canton de Solothurn, Suisse) à Mittelwihr.
L’Alsace appartient à l'espace culturel, linguistique et politique des anciens empires allemand et austro-hongrois. Le parler est l’alsacien, avec ses nombreuses variantes locales, et la langue écrite est le haut-allemand (Hochdeutsch), tous deux appartenant au même groupe linguistique allemand (Fig. 2).
Parlers alsaciens
Le patois alsacien (ce n’est ni une langue, ni un dialecte) fait partie de la famille des parlers alémaniques, un des grands groupes des langues germaniques (Fig. 2). Son origine remonte au IIIe siècle, et sa généralisation à partir du IVe et du Ve siècle pour le parler francique. Les diphtongues n’apparaîtront que plus tardivement en même temps que dans les langues germaniques en évolution jusqu'au XV° et XVI° siècles. Depuis, l’alsacien ne s’est guère modifié et la forme actuelle reste proche de celui que les ancêtres d’alors parlaient. Pourtant, les Français croyaient dans leur grande majorité que la germanophonie alsacienne était une importation allemande, imposée aux Alsaciens en 1870 (voir ci-dessous). Divers recensements montrent :
- en 1812 : 90 % utilisaient l’allemand dialectal et 9,4% le français ;
- en1910 : 93 % parlaient allemand et 6,1 % français (Lévy 1929) ;
- aujourd’hui, plus de 50% des Alsaciens utilisent l’alsacien de façon prédominante ou exclusive, au moins dans leur vie privée.
Langue écrite
La langue écrite en Alsace était et est le Hochdeutsch (aussi nommée allemand moderne ou standard), la langue commune à toute l'aire linguistique germanique créée au XVIe siècle sous l'impulsion des chancelleries germaniques (Fig. 2). Cette langue est toujours langue officielle en Alsace puisque le bilinguisme est de droit dans les actes de la vie alsacienne – elle a été occultée dans les articles 1 (voir ci-dessous Religions) et 2 de l’actuelle Constitution française. Tous les journaux locaux étaient en allemand et ce n’est que dans les années 1950 que les versions bilingues sont apparues pour devenir entièrement françaises plus tard. Chez les Protestants, Luthériens de la Confession d’Augsbourg et Réformés, le culte, la Bible, les chants et les cantiques, tout était en allemand. Le passage au français a commencé vers la fin des années 1940, notamment dans les villes. Le protestantisme était un facteur actif de culture germanique.
Après la seconde guerre mondiale, pour encourager le retour à la langue de Molière, le gouvernement français proclama que les éditions en langue allemande des principaux journaux alsaciens devaient utiliser exclusivement le français dans la publicité et les pages sportives !
La situation linguistique véritable des territoires germanophones (depuis plus de 15 siècles) annexés par la France, la nature et la portée exactes de leur bilinguisme ou de leurs divers particularismes n’ont jamais pu être appréhendées par les Français, tout comme par leurs médias, écrivains et hommes politiques et aujourd’hui encore (Morgen 2007). Un exemple : à partir de 1870, se propagea en France la thèse naïve selon laquelle la germanophonie imposée à l’Alsace aurait été l'œuvre exclusive de l'occupation et de l'école allemandes. Son origine est à chercher dans les oeuvres de Maurice Barrès, mais aussi dans le conte "La dernière classe" d'Alphonse Daudet, dans les regrettables alsacienneries du Colmarien Jean-Jacques Waltz dit Hansi, connu pour son anti-germanisme, ou encore dans la chanson des Français Gaston Villemer et Henri Nazet, créée en 1871, qui devient au début des années 1900 une chanson revancharde, dont le refrain est célèbre :
- « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,
- Et malgré tout, nous resterons Français,
- Vous avez pu germaniser la plaine,
- Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais ! »
C’est bien une lecture confessionnelle de l’histoire alsacienne qu’il faut entreprendre provenant des « racines » germaniques (Vogler 1994). Il est impossible de comprendre la formation et le développement de la culture alsacienne en négligeant l'action capitale de l'imprégnation religieuse. En effet, après dix siècles après l'évangélisation catholique et aussi en partie juive, l'Alsace a été un haut lieu de la Réforme. En 1534, la Bible de Luther, traduite à partir des textes originaux en hébreu et grec (première version intégrale, en haut-allemand) et imprimée selon le procédé Gutenberg, devint la grande force de la Réformation avec un rayonnement bien au-delà des frontières linguistiques. L’usage exclusif de l’allemand dans les cultes en Alsace s’est prolongé jusque dans les années 1950.
Suite à la paix d’Augsbourg, signée le 29 septembre 1555 entre l’empereur Charles-Quint et les Protestants d’Allemagne, chaque prince souverain avait la possibilité d’adopter dans ses Etats la religion selon ses convictions en application de la règle du Cujus Regio Ejus Religio - "tel prince telle religion" (liberté religieuse pour les princes; obligation pour le sujet d'avoir la religion de son souverain). Cette règle est emblématique de l'identité religieuse en Alsace (Fig. 3). Sous cet énoncé qui semble simple, se cachent de nombreuses nuances, dont il n’est pas facile d’appréhender l’évolution dans le temps. Globalement le traité n’a favorisé que les seuls luthériens, excluant les calvinistes et surtout les anabaptistes. Les conséquences sont encore visibles de nos jours, comme la distribution des églises, des cimetières, bien qu’ayant tendance à s’estomper depuis peu de décennies. En application de cette règle, toutes mes lignées familiales sont devenues protestantes luthériennes à la Réforme, entre 1525 et 1540 (Fig. 4).
Fig. 3. Carte des possessions protestantes en Alsace au début du XVIIIe siècle - modifiée, d’après Wolfram et Gley (1931), Böhler (1994) et Lemaître (2009). Pour la généalogie familiale voir aussi la fig. 4.
La carte politique et religieuse de l’Alsace aux XVIIe et XVIIIe siècles est une base indispensable pour comprendre l’évolution politique : répartition géographique des possessions et origine géographique, religieuse et politique des possédants ont eu des conséquences jusqu’à nos jours (Fig. 3). La première impression concerne la bigarrure politique et religieuse de la province, héritière d’un long processus remontant au Moyen Age, et de sa pérennité jusqu’à la Révolution française.
Politique religieuse française 1680-1789
La période française ne fut guère facile pour les Alsaciens protestants face aux rois catholiques français, Louis XIV et Louis XV, que les huguenots français appellent aussi les rois persécuteurs qui ont soumis les Protestants à des lois scélérates (Pilatte 1885).
La première tâche fut de reconstruire la démographie, car, au cours de la guerre de Trente-Ans, l’Alsace a perdu environ la moitié de ses habitants et de nombreuses localités partiellement détruites. Dès 1656, l'Intendant français Colbert de Croissy et les principaux princes possessionnés firent appel à la population des régions avoisinantes pour repeupler l'Alsace. Pour inciter les immigrants, il leur était promis une maison, une terre et des exonérations d'impôts. Louis XIV ne voulut pas que ces avantages soient donnés à des immigrants protestants, mais les princes luthériens et réformés protestèrent, car ils ne voulaient pas accueillir de catholiques et le roi du renoncer à son exigence. En effet, les traités de Westphalie (1648) garantissent le maintien des populations dans la situation religieuse de 1624 (année de référence), ce qui empêchera Louis XIV d’appliquer appliquer en Alsace les conséquences qu’a eues la révocation de l’Edit de Nantes en France. La liberté religieuse des Protestants était garantie par l’Empereur, y toucher aurait été un casus belli que Louis XIV ne pouvait se permettre. En effet, Louis XIV ne recevait en pleine souveraineté que les possessions des Habsbourg d’Autriche (catholiques) en Alsace, alors que les princes ayant des possessions alsaciennes étaient rétablis dans toutes leurs seigneuries (article 4 du traité d’Osnabrück) notamment en ce qui concerne ma famille le prince de Wurtemberg de la lignée de Montbéliard, ainsi que la seigneurie de Fleckenstein (Fig. 4). Toutes ces seigneuries continuaient d’envoyer des délégués à la Diète du Saint Empire Romain Germanique et elles garderont tous leurs droits de souveraineté et ceux liés à la supériorité territoriale et consacrés par la tradition jusqu’à la Révolution française. Pour la lignée des seigneurs de Fleckenstein, en l’absence d’un héritier mâle, les terres furent prises par le roi de France qui les octroya en 1720 au prince de Rohan-Soubise qui les géra jusqu’à la Révolution.
Entre 1648 et 1672, la France se préoccupa peu de ses possessions en Alsace, plus préoccupée par la Fronde qui secouait le pouvoir de Mazarin.
Dès 1672, avec la guerre de Hollande (1672-1679), une vaste coalition européenne se forme contre Louis XIV qui décide de prendre des mesures militaires, notamment en Alsace, où les intentions belliqueuses de Louis XIV se clarifient : assujettissement progressif des villes libres impériales, démantèlement des fortifications, destructions des châteaux, mises sous séquestre de seigneuries protestantes etc. Car la liste des exactions est très longue et des militaires célèbres, comme Vauban et Turenne, sont particulièrement inexcusables. Elle marqua le peuple alsacien au point d’être aujourd’hui encore vilipendée avec la liste des exactions et des destructions d’édifices et de châteaux – une mémoire historique contre les Français dont les destructions sont toujours visibles.
À partir de 1680, l’annexion de l’Alsace s’est faite sous une politique autoritaire et brutale. Mais la frontière restera sur la crête des Vosges jusqu’à la Révolution faisant de l’Alsace « une province à l’instar de l’étranger effectif » ainsi que la Franche-Comté, la Lorraine et le Labourd, pouvant commercer librement avec l'étranger mais payant des droits pour les échanges avec les autres provinces françaises. Tout en s’en tenant à la stricte rédaction des traités de Westphalie, mais en usant souvent par la contrainte, Louis XIV décida de redonner à l’église catholique le terrain perdu depuis la Réforme. La politique royale engagée mit fin à l’entente mutuelle entre protestants et catholiques au sein de la population et cela jusque dans les années 1950 ! Parmi les décisions, et sans entrée dans le détail : - La généralisation du calendrier grégorien en Alsace donnant les mêmes dates des fêtes religieuses pour les Catholiques et les Protestants (fidèles au calendrier Julien) fut interprétée comme une première tentative du papisme contre l’indépendance religieuse (Pfister 1889).
- L’obligation d’être catholique dans l’administration locale, même dans les seigneuries protestantes.
- Les interdictions faites aux pasteurs de bénir des mariages mixtes. Un édit royal de 1682 stipule que les enfants illégitimes nés de mères protestantes « appartiennent au roi qui est censé être leur père » et, en conséquence, ils doivent être baptisés et élevés dans la religion du souverain, sous peine d’être enlevés à leur mère ».
Concordat
L’Alsace reste régie par la loi du 18 Germinal an X (8 avril 1802), comprenant le Concordat de 1801 et les Articles organiques des cultes reconnus : catholique, protestant, israélite. Contrairement aux idées reçues, ce Concordat, signé entre Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul, et le Pape Pie VII, élément important du droit local alsacien, est issu du passé français et non allemand contrairement à d’autres droits locaux. Ainsi, après plus de cent vingt ans, l’Alsace recouvre à nouveau la liberté religieuse mettant protestants et juifs à l’égale des catholiques. Ceci fut un des principaux facteurs de l’attachement des Alsaciens à l’Empire. Et il explique en partie les spécificités actuelles de l’Alsace. Un autre facteur, tout aussi important, est l’attrait qu’exerçait sur les Alsaciens la gloire militaire de Napoléon. Ceci peut aussi se rapprocher de celui pour les Empereurs allemands. La chute de l’Empire fut ressentie comme un drame, avec des interrogations pour les villages à majorité protestante sur le risque de mesures discriminatoires. Pendant les 100 jours, un pamphlet fut placardé sur le portail de la cathédrale de Strasbourg portait : « Napoléon revient Messie pour les juifs, Dieu pour les Protestants, diable pour les Catholiques ! »
Aujourd’hui encore la culture religieuse marque les Alsaciens à la fois administrativement et culturellement qu’ils soient pratiquants ou non. Il n’y a pas de séparation du politique et du religieux, et, comme l’Allemagne l’Alsace est riche de son héritage chrétien qu’il n’est pas scandaleux de rappeler. Il n’y a pas débat de la morale religieuse sur la morale laïque. Car, il y a des morales : catholique, protestante (luthérienne, calviniste, évangéliste, anabaptiste), juive, et elles sont liées à la profession personnelle de la foi. Les fameuses « valeurs républicaines » restent françaises et ne franchissent pas les Vosges.
Contrairement au protestantisme français, pour lequel religion et laïcité font bon ménage, le protestantisme alsacien est bien implanté et politiquement majoritaire dans bien des structures locales. Majoritairement luthériens, issus de la Confession d’Augsbourg [le texte fondateur du Luthéranisme présenté le 25 juin 1530 à la Diète d’Augsbourg devant Charles-Quint], les Alsaciens protestants n’oublient pas l’importance historique, politique, économique et linguistique de Luther, avec la portée de la Réforme, de l’imprimerie, du Haut-allemand. La marque protestante alsacienne, labeur et sobriété, est perceptible dans divers domaines, à commencer par l’éducation familiale. L’habitude, en toutes choses, du libre examen, la distance prise à l’égard des idées et des pratiques imposées et la conscience d’une responsabilité individuelle ont développé, bien qu’à des degrés variables, sûreté de soi et indépendance d’esprit sont parfois marquées par un brin d’orgueil.
La laïcisation de l’école publique n’a pas été introduite en Alsace qui ne connaît pas les lois de Jules Ferry, ni la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat. Le statut scolaire repose essentiellement sur la loi Falloux de 1850 et la législation allemande de la fin du XIXe siècle. Dans l’enseignement primaire, l’instruction religieuse fait partie intégrante du programme, pendant une heure minimum par semaine, y compris dans l’enseignement public. Assurée à l’origine par les instituteurs selon leur religion, elle l’est désormais en majorité par des catéchistes laïcs et les prêtres, pasteurs ou rabbins. Les vacations (cumulables avec le traitement du clergé) sont rémunérées par l’Education nationale. Au collège et au lycée, le cours de religion doit être prévu dans l’emploi du temps ; il est assuré par des « professeurs de religion » agréés par les autorités religieuses. C’est pour titulariser certains d’entre eux qu’ont été organisés des "CAPES" spécifiques. Concernant l’enseignement supérieur, l’université publique Marc-Bloch de Strasbourg est la seule en France à intégrer deux facultés publiques de théologie, catholique et protestante, délivrant des diplômes d’Etat.
Comme jours fériés religieux, il y a aussi le Vendredi Saint et lendemain de Noël.
Depuis un siècle, le stéréotype de la tenue folklorique de l’alsacienne avec son grand nœud noir ornée d’une cocarde bleu-blanc-rouge, diffusé auprès des Français, notamment par Jean-Jacques Waltz dit Hansi, n’a jamais existé. Pire, il a occulté la variété des tenues en Alsace. Ces dernières diffèrent dans une même localité selon le métier, la religion, l’âge… En outre, le nœud n’existe que dans certains costumes bas-rhinois, il est inconnu en Haute-Alsace.
Fig. 4. Les familles qui composent ma généalogie vivaient toutes sur des terres de princes protestants allemands (duché de Wurtemberg ; seigneurie de Fleckenstein). Mes ancêtres sont devenus français au cours de la Révolution française. Seules trois générations dans mes généalogies sont nées sous souveraineté française, mais avec l’usage de l’alsacien et de l’allemand jusque dans les années 1960 ; jusqu’à aujourd’hui, une seule génération a été française de la naissance à la mort. Voir aussi la fig. 3.
Si les Alsaciens ont bien accueilli l’avènement de Napoléon III en souvenir de l’Empereur, ils ont aussi vite déchanté devant l’autoritarisme tant sur le plan civil que religieux. Après la malheureuse déclaration de guerre (19 juillet 1870) de la France à la Prusse qui n’attendait que cette occasion pour établir sa puissance et son hégémonie sur une Allemagne en cours de réunification. Il n’aura fallu qu’un mois pour que l’Alsace redevienne terre allemande du nouveau Reich Germanique, proclamé à Versailles le 18 janvier 1871 et officiellement incorporé par le traité de Francfort du 10 mai 1871. Mais seuls les territoires germanophones ont été intégrés tant pour l’Alsace que pour la Lorraine. Il y a ainsi eu ajout des cantons germanophones du département des Vosges (aujourd’hui encore alsaciens), et, scission de la partie romanophone du Sud de l’Alsace (devenu le Territoire de Belfort et département en 1922), qui est restée française.
Le retour au Reich était d’autant plus facile que la deuxième génération d’Alsacien né français n’avait que 30-40 ans avec une mémoire familiale encore bien vivace de la gestion allemande (Fig. 4). Alsaciens et des Lorrains germanophones étaient, à juste titre, considérés par les Allemands comme étant et demeurés une population allemande, appartenant à la « communauté de souche allemande » (deutsche Stammsgemeinschaft) et donc un retour à la « communauté du peuple allemand » (Volksgemeinschaft)[3]. Le changement de nationalité ne modifia que peu le quotidien des Alsaciens, la vie continuant comme auparavant. Certes, le français fut supprimé de l’enseignement, mais le dialecte alsacien a toujours été utilisé au quotidien et l’allemand comme langue écrite et lue.
Une faculté des habitants majeurs de l’Alsace était d’opter pour le maintien de la nationalité française et ainsi de quitter l’Alsace avant le 1er octobre 1872. Si, dans beaucoup de villages, on enregistra quelques options symboliques, aucune ne fut suivie d’effet. Car l’attachement aux terres et aux maisons, à leur culture, au seul travail et à la seule existence que les villageois connaissaient, n’incita personne à s’exiler. Les « optants » ne représentaient qu’un petit pourcentage (environ 5 %) de la population vivant en Alsace (un peu plus d’un million d’habitants) : quelque 46 500 résidents en Alsace ayant fait une déclaration et 11 750 en Lorraine, et tous ne sont pas partis, tandis que d’autres se heurtant aux difficultés d’installation et au barrage de la langue, sont finalement revenus.
Après des « élections protestataires » comme en 1874, la normalisation se fait progressivement et le « Kulturkampf [4] » va neutraliser bien des antagonismes. L’abbé Wetterlé [5], dans les années 1870, avait détourné la devise des princes évêques de Rohan : « Allemand ne daigne, Français ne puis, Alsacien suis», pour résumer le sentiment des Alsaciens, surtout catholiques, attachés tout à la fois à leur région et à la France. C’était tout d’abord le mot d’ordre d’une résistance culturelle et artistique face à ce qui allait bientôt prendre la forme du Kulturkampf bismarckien. Des artistes, des érudits, des hommes engagés dans la vie culturelle de notre région se sont alors retrouvés autour de l’idée selon laquelle leur amour de la France pouvait se maintenir s’il cultivait l’amour de l’Alsace… Car, ces francophiles alsaciens, qui n’ont jamais renié l’apport de la langue de Goethe, ont consacré tous leurs efforts et toute leur énergie à « réveiller la conscience alsacienne ». D’autant que l’Alsace dans toute sa complexité était autant attachée au meilleur de la culture allemande qu’à ce que représentait alors une certaine nostalgie de la France. La population apprécie l’administration allemande tant civile que militaire dans un ensemble économique stable, avec le développement de la solidarité rurale (comme les caisses Raiffeisen - banques coopératives, puis à partir de 1882 les Caisses du Crédit mutuel), l’organisation d’une protection sociale (assurance maladie en 1883, protection contre les accidents du travail en 1885, assurance vieillesse en 1885), le développement des équipements collectifs (distribution de l’eau, de l’électricité dans les rues puis dans les habitations). Les voies ferrées passent de 700 à 1 900 Km en 40 ans, faisant du réseau d'Alsace-Lorraine l'un des plus modernes et denses d'Europe. La période du "Reichsland" jouit d’un formidable essor économique.
Au début du dernier siècle arriva aux responsabilités une génération, née après 1870, qui ne connu pas le régime française qui, de ce fait, n’avait aucun rêve au retour à la France, même au prix d’une nouvelle guerre, une de plus ou une de trop. C’est que redoutaient les Alsaciens qui souhaitaient un développement pacifique de leur région dans le statut-quo. On exalte «la petite patrie» dans toutes les familles d'Alsace qui toutes possèdent des pièces de faïence Henri Loux [6] illustrant la quiétude bucolique des villages alsaciens typiques. En 1911, l'Alsace se dote de sa propre Constitution et bénéficie d'une autonomie administrative.
Pourtant, la guerre survint en 1914. Les Alsaciens s’incorporèrent à l’armée allemande et les monuments aux morts de la guerre 14-18 et beaucoup de ceux de 39-45 sont dédiés aux soldats morts pour le Reich.
En France, pendant la période 1870-1918, l’opinion publique a été désinformée, dès1870, par des articles décrivant, de la façon la plus noire, les Alsaciens soumis aux Allemands et à la dictature de Otto von Bismarck. En outre, les Alsaciens et les Lorrains ayant optés pour la France aimaient à rappeler qu’ils étaient des exilés. La réaction naturelle des Français se transforma en rêve de revanche basée sur de l’affectif et de la sentimentalité. Cela se traduisit aussi par nombre de chansons revanchardes, comme celles de Villemer et Nazet, de Borel-Clerc.
Au début du XXe siècle, les dessins et livres de Jean-Jacques Waltz, dit Hansi, caricaturaient bien une certaine francophilie alsacienne. Cette aversion contre l’Allemand se fit au détriment des Alsaciens et des Lorrains, qui par leurs dialectes et leur langue allemande étaient alors assimilés au régime politique du Reich, donc des collaborateurs ! Or, l’opinion française dans ses préjugés idéologiques et nationaux (franco-français) n’a jamais voulu y voir des erreurs de fait et pire de jugement. L’un des clichés les plus répandus était celui de la supposée fidélité des « annexés » à la France, mais la réalité en Alsace était fort différente, car il faut tenir compte d’une dégradation continue de l'image de la France au sein de la population durant tout le XXe siècle.
La sensibilité affective de nombre de Français ne fera que s’amplifier après la première guerre mondiale, puis la seconde, au point que l’opinion des Alsaciens et des Lorrains ne trouvait plus aucune écoute. Le manichéisme français sur cette question, d’une grande absurdité, ne voyait que les bons Français et les sales boches. Les exemples les plus récents concernent les « malgré nous » qui n’ont jamais pu faire entendre leur voix, ni se faire comprendre. Il est intéressant à noter qu’en 1871 les Français reprochaient aux Allemands, et à juste titre, la non-application du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes. Ce sont les mêmes et leurs enfants qui refuseront ce droit aux Algériens considérant comme le firent les Allemands pour l’Alsace, que l’Algérie est française et là aussi avec de bons français et de sales melons.
1919 : la paix
La paix fut amère pour les Alsaciens. Apprendre le français ne fut rien comparé aux vicissitudes de l’administration française, tatillonne et revancharde (Schmauch 2004). Pire les Alsaciens voyaient leurs voisins allemands redresser spectaculairement leur pays, alors qu’eux-mêmes étaient soumis aux soubresauts de la 3e république, la crise de 1930 et pire aux prémices d’une nouvelle guerre dès 1936.
Dès l’application de l’armistice du 11 novembre 1918, conséquence d’une guerre que les Alsaciens n’avaient pas souhaité, le changement de souveraineté provoqua dès la fin 1918 un malaise au sein de la population alsacienne avec la politique française appliquant la formule « débochiser l’Alsace-Lorraine ». Mais la réalité sera pire encore, dégradant fortement l'image de la France au sein de la population. Par la suite et jusqu’à nos jours, la crédibilité de la France sera de nombreuses fois et gravement atteinte en Alsace. Citons les paroles de Nicolas Sarkozy, Président de la République, à Truchtersheim (Bas-Rhin) pour ses vœux présidentiels 2011 au monde rural : "Je peux accepter les distorsions de concurrence avec la Chine et avec l’Inde, pas avec l’Allemagne. (...). Et je ne le dis pas simplement parce que je suis en Allemagne, euh.. je suis en Alsace."
L'idée d'une classification de la population d'Alsace-Lorraine avait été proposée par l'abbé Wetterlé à la conférence d'Alsace et de Lorraine qui prescrivit dès avril 1915 de subdiviser la population en 4 catégories : A - B - C - D. Aussi, dès l'entrée des troupes, les mairies furent averties d'établir des cartes d'identité qui servaient en même temps de pièces de légitimation.
- Ceux qui avaient la nationalité française avant 1870 ou à ceux dont les parents et les grands-parents avaient été dans ce cas. Ils furent "réintégrés de plein droit" mais tout en ayant à le prouver ;
- Ceux dont un parent n’est pas français de souche [d’origine étrangère] ;
- Ceux dont les deux parents étaient nés dans un pays allié de la France ou neutre pendant le conflit ;
- Ceux qui ont immigré depuis des pays ennemis (Allemagne, Autriche, Hongrie...), ainsi que leurs descendants, dont beaucoup étaient des Alsaciens de souche. Cette catégorie était notamment attribuée aux Allemands de souche - une discrimination qui entraînait une expulsion de gré ou de force dès décembre 1918 de plus de 100 000 Alsaciens. Ces départs se firent avec brutalités, spoliations, humiliations qui eurent encore des conséquences envers la France en 1939 lors du retour au Reich.>
L’insertion dans l’espace administratif français du se faire en tenant compte de l’héritage juridique, religieux, social et culturel, dont une partie était antérieure à 1870. Le malaise était d’abord linguistique et l’allemand dans la vie quotidienne a dû être maintenu (écoles, presse, administration, entreprises, transports…) et aussi à cause des lois françaises laïques que la grande majorité des Alsaciens n’étaient pas prêts à accepter. Aussi, ni concordat, ni statut scolaire n’ont été remis en cause à ce jour.
Un autre motif du malaise était le régime des traitements et retraites des fonctionnaires. Ne citons qu'un seul cas. Le régime allemand ne faisait subir aux fonctionnaires aucune retenue pour la retraite; le régime français, au contraire comporte une retenue qui était d'abord de 5 %, puis de 6 % du montant du traitement. D'après les lois de l'Empire, l'avancement se faisait automatiquement par années de service, excluant tout favoritisme, toute promotion au choix.
Ce n'est qu'en 1923, après des querelles inutiles et des luttes acharnées qu'on aurait pu éviter, que le cadre local permît de conserver la plupart de ces avantages antérieurs.
Le mouvement autonomiste particulièrement virulent entre 1925 et 1929 surgit de l’opposition à la laïcisation et le maintien de la langue allemande en tant que langue maternelle : il a réuni sous forme vaste et diverse catholiques, protestants, communistes.
Pour clore ce travail, citons Robert Redslob (1929), professeur de Droit international à l'Université de Strasbourg, qui écrivit en août dans le journal Le Temps : « Après l'armistice, une véritable chasse à courre fut déchaînée contre ceux qu'on accusait ou soupçonnait d'avoir fait des concessions à l'ancien maître. Ce n'est pas une page tirés belle de notre histoire. Avouons-le ces persécutions ne furent pas toujours inspirées par un sentiment patriotique, mais souvent par des motifs peu avouables. ../.. Après la guerre, on vit apparaître en Alsace des personnalités qui avaient leurs origines dans le pays, mais qui avaient opté pour la France ou qui avaient passé la frontière et qui maintenant revenaient en justiciers, demandant compte à leurs compatriotes restés dans le pays de la façon dont ils s'étaient comportés sous le régime allemand et pendant la guerre. ../.. Faire rendre compte à des Alsaciens et Lorrains devant la barre d'une espèce de tribunal, de l'attitude qu'ils avaient eue pour le régime constitutionnellement établi et basé sur un traité en règle, je dois avouer en toute humilité que je n'ai rien compris à cette procédure... Sans doute, pour le dérèglement de l'attitude alsacienne sous l'ancien régime, il fallait des sanctions. »
Böhler Jean-Michel, 1994. Une société rurale en milieu rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), Strasbourg, Éd. Presses Universitaires de Strasbourg, 3 vol.
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Dreyfus François-Georges, 1957. Le Protestantisme Alsacien. Archives des sciences sociales des religions, 3, p. 57-71.
Note :
[1] Victoire des deux peuplades germaniques, les Francs saliens dont le roi était le mérovingien Chlodwig Ier (Clovis en français) et les Francs ripuaires dont la capitale était Cologne et qui avaient Sigebert le Boîteux pour roi.
[2] C’est le « Seltzbach » (rivière Seltz) qui marque la frontière linguistique entre l’alémanique et le francique dans le Nord de l’Alsace.
[3] Groupe ethnique partageant une même culture allemande, ayant l’allemand comme langue maternelle et étant d’ascendance allemande.
[4] « Combat pour la culture » est un conflit qui opposa le chancelier du Reich Otto von Bismarck, prussien et protestant, à l'Église catholique et au Zentrum, le parti des catholiques, entre 1871 et 1880. En effet, le catholicisme apparaît comme un élément étranger qui menace l'unité du nouvel Empire allemand créé le 18 janvier 1871. Et la proclamation du dogme de l'infaillibilité pontificale quelques mois plus tôt a largement heurté les protestants.
[5] L'ancêtre de l'abbé Wetterlé, Laurent Widelin, était un immigré allemand d'Adelshausen en Bavière. Son fils Jean Thomas, mort à Colmar en 1786, avait épousé à Wintzenheim (68), en 1742, Madeleine Blindin. Les enfants ont transformé leur nom Windelin en Wetterlé.
[6] Henri Loux (1873-1907) : son nom fut longtemps ignoré mais son oeuvre est connue dans le monde entier à travers le décor de vaisselle, dénommé "Obernai" et fabriqué par les Faïenceries de Sarreguemines, grâce auquel il a immortalisé nos coutumes, nos traditions, la vie quotidienne de nos campagnes. Il est né à Auenheim, un des villages protestants de mes ancêtres maternels Wohlhüter (Fig. 3).
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