Herbert Wild
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Les Chiens Aboient...

Roman de mœurs contemporaines
 

 

Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
(Stendhal, Le Rouge et le Noir)

Dédicace

À toi qui, dès les jours de notre adolescence, acceptas ma tendresse et me donnas la tienne — qui, « pour le meilleur et le pire », sur la route incertaine es partie avec moi — je dédie ce récit auquel tous les deux nous prîmes un intérêt si grand.

Première partie

La joie de créer

Et devant ses yeux, les masses glacées s'élevaient, tel un mur géant dressé par Dieu entre les deux mondes. Elles l'appelaient à elles, l'attiraient, comme si derrière elles se cachait le dernier mystère, l'unique, que désirait ardemment sa curiosité.
(Merejkowsky, Le Roman de Léonard de Vinci)

Chapitre premier

I

— La Boucle, Monsieur, annonça le surveillant.

Il pesa davantage sur le frein. La vitesse du lorry s'atténua. Les galets du léger véhicule roulèrent plus doucement sur la déclivité des rails, en s'engageant dans la courbe accentuée qui contourne, avec un rayon très court, l'énorme éperon de Lou-kou tchai.

Pour un groupe de montagnards Mans, courbés sous les hottes en bois, qui, de l'autre côté du ravin, regagnaient par d'invraisemblables casse-cou sur les schistes luisants les demeures perchées dans les nuages, le lorry semblait un insecte minuscule filant au revers des pentes abruptes. Leurs yeux perçants distinguaient sur le siège deux silhouettes khaki, et, derrière, les deux coolies chinois vêtus de bleu. Glissant rapidement, le lorry tourna derrière une roche et le son cliquetant des galets sur les rails cessa d'accompagner la basse profonde des cascades.

Brusquement la vallée parut se rompre et l'espace énorme s'ouvrit devant les occupants du lorry. Le Nan-tiNan-ti, jusqu'alors très proche en contre-bas, devint, en quelques bonds gigantesques, un filet blanc dans les profondeurs de gorges en enfilade, fondues au lointain dans les vapeurs bleues du jour tropical.

DorpatDeprat — bien qu'il connût l'endroit — eut une brève exclamation :

— Fameux trou, dit le surveillant. Regardez, là-bas dans le fond, de l'autre côté de la Boucle, juste au-dessous de nous, la station de Pou-tou-ts'inPou-tou-tsing. Des joujoux !... Quel pays ! Pas dix mètres carrés en plat... Moi, je suis de la Beauce !

DorpatDeprat sourit. Le surveillant reprit : « La coupure est à un kilomètre d'ici. »

— Je sais, dit DorpatDeprat. Je connais le tracé... Oh, je vous prie, arrêtez un instant.

Le surveillant bloqua le frein. DorpatDeprat reprit :

« Je veux, depuis longtemps, prendre d'ici une esquisse des lignes directrices du paysage. Le point de vue est unique...

— Prenez votre temps, Monsieur, dit le surveillant. Déraillez le lorry — ceci en chinois aux coolies.

La voie débarrassée, les deux coolies s'accroupirent et tirèrent de leurs ceintures de toile bleue leurs longues et fines pipes à minuscule fourneau de cuivre.

DorpatDeprat retira d'un tube une longue feuille de papier, s'en alla au bord de la plate-forme, et commença son esquisse.

Le paysage était vraiment prodigieux. Vers le sud, la vallée s'allongeait en canyons étroits et sinueux où disparaissait le Nan-tiNan-ti. Et, au-dessus des gorges infranchissables aux parois verticales tranchant les épaisses masses calcaires, les longues pentes rapides de schiste luisant montaient interminablement, coupées de marches d'escalier pour géants. Çà et là, sur quelque épaulement étroit, l'éclair miroitant d'une rizière suspendue, établie aux dépens d'une source, semblait dans la vapeur bleue des lointains une petite glace de poche oubliée. À des hauteurs considérables, au voisinage des lignes de pitons et de crêtes, une fumée légère indiquait par places un groupement de Méos ou de Mans, jalousement retirés dans leurs solitudes froides et peu accessibles. Sur les pentes lointaines, aucune route ne rappelait l'activité humaine. Et le contraste était plus vif encore, à se sentir debout sur cette plate-forme nivelée, près d'un ballast bien calibré supportant les deux rubans luisants et impérieux de la ligne ferrée.

La gare de Pou-tou-ts'inPou-tou-tsing, de l'autre côté du Péi-hoPéi-'ho, dit « faux Nan-ti » par les Européens, à quatre cents mètres en contre-bas, n'était sûrement qu'un jouet. Une locomotive en manœuvre traînait quelques wagons près de la gare, et l'ensemble paraissait d'une petitesse comique dans l'énormité des masses. La plate-forme de la voie courait comme un ruban clair très mince à flanc de pente — rails invisibles dans la distance — franchissant sur les ponts les petits ravins, contournant les plus importants, disparaissant à tout instant en tunnel dans les barres calcaires puissantes qui, ayant mieux résisté à l'érosion que le schiste pourri, faisaient saillir du haut en bas des monts l'anatomie de leurs plissements compliqués. Vers l'amont du faux Nan-ti, la voie devenue dans l'éloignement, un fil ténu, dessinait une boucle en partie invisible dans d'énormes ravins, avant de s'engager dans les masses rocheuses du kilomètre 112. Et au-dessus de la voie, les pentes coupées de marches d'escalier pour géants montaient jusque dans les nuages très hauts d'un beau jour de printemps.

— Ça grimpe terriblement partout, dit le surveillant qui suivait les regards de DorpatDeprat. Rudement plus haut que nous... À combien ça va-t-il en face ?

— Aux environs de trois mille, dit brièvement DorpatDeprat, attentif à son esquisse.

La minuscule locomotive affairée à Pou-tou-ts'inPou-tou-tsing lança une courte bouffée de vapeur blanche. Le son monta jusqu'à DorpatDeprat, se brisa de toutes parts dans les escarpements et les barres rocheuses en un émiettement d'échos qui parurent, un instant, remplir les vallées d'appels multipliés. Puis chaque écho mourut aux profondeurs lointaines et le silence énorme des monts pesa de nouveau.

Les coolies fumaient sans mot dire. Accroupis sur leurs talons, ils poursuivaient en leurs âmes d'Asiatiques — métaphysiciens-nés jusque dans les plus humbles degrés de la société — quelque méditation obscure et résignée. Et les yeux, étroits dans les faces d'un jaune bistré, aux pommettes saillantes, ne trahissaient point d'intérêt pour les choses environnantes.

DorpatDeprat posa son dessin et regarda de nouveau, maintenant pour la satisfaction de ses yeux de montagnard. L'odeur douce du jaune tabac yunnanais, haché fin et mélangé de graisse de mouton, flottait dans l'air calme. Il se sentait heureux, plein de la joie puissante d'une vie robuste et active en plein air. Il aimait tout dans cette existence : les longues escalades, les randonnées au flanc des monts sur les chevaux nerveux, quand les bêtes se ramassent à coups de rein dans les sentiers tout à fait pareils à des escaliers en décombres. Et il analysait avec passion les montagnes et leurs plissements compliqués, joignant à son amour de la vie libre, l'amour de la science ; jouissant doublement des aspects de la nature, car il les goûtait avec une esthétique ruskinienne pour leur puissance ou leur beauté, pour l'architecture splendide des chaînes, pour les variations des cieux et les teintes innombrables des pentes, pour l'éclair d'une cascade dans les verdures sombres — et, en analyseur accoutumé à débrouiller les causes et à laisser ensuite la place au génie synthétique, il aimait à embrasser dans un vaste coup d'œil le déroulement des actions successives et formidables qui avaient édifié les Montagnes dominatrices et hautaines.

Quels contrastes merveilleux ! En bas, à ses pieds, l'énorme gouttière encombrée par la végétation tropicale, fuyant vers le Haut Fleuve Rouge, vers le Tonkin noyé sous les forêts et les jungles étouffantes et moites. Une heure de descente, et il serait en pleine brousse, dans l'herbe de jungle haute de trois mètres ou sous le couvert des dômes sylvestres d'où pendent des orchidées. Et derrière lui, derrière les hautes barres calcaires de Lou-kou et de Ko-kou, s'étendait le Yun-nan tempéré — première avancée des toits du monde soudée au Tibet et aux Alpes de Sseu-tschrwanSichuan — où poussent les chênes et les thuyas, les cèdres et le court gazon des montagnes, où chantent les ruisseaux ombragés de saules, tributaires des grands lacs majestueux, dans l'air vif et coupant qui régénère, sous la lumière éclatante des altitudes.

Le surveillant regarda le dessin.

— Là-dessus il n'y a que des lignes... pourtant on reconnaît bien l'ensemble. C'est comme un squelette...

— Bien dit, fit DorpatDeprat. C'est bien le squelette... Mais il faut savoir le dégager. Les monts ont leur ossature...

Ils remontèrent tous quatre dans le lorry et, sans impulsion, la pente les reprit. Ils s'enfoncèrent toujours, au son cliquetant des galets, dans des tunnels en courbe à l'issue desquels le paysage grandiose apparaissait subitement modifié. Ils glissèrent sur des dentelles d'acier d'une légèreté merveilleuse, ponts hardis sans parapet, au tablier étroit — juste la largeur du train, en sorte que le bras étendu dominait le précipice — ouvrages faisant honneur à ceux qui les avaient conçus et édifiés...

Maintenant ils filaient le long du versant nord du faux Nan-ti, dominés par les escarpements suspendus au-dessus de la vallée. La qualité de l'atmosphère se modifiait. L'air sec et froid des hauts plateaux yunnanais se mélangeait de bouffées moites et chaudes, pleines d'énervantes senteurs végétales, montant des jungles dont le vert bleuâtre à reflets métallisés tapissait le fond des abîmes.

Ils contournèrent un éperon rocheux et, à cent mètres, la plate-forme apparut peuplée : une foule en toile bleue — ouvriers recrutés au turbulent Kwang-toung, car le Yunnanais montagnard ne se laisse guère embaucher. Trois Européens causaient près d'une locomotive haut le pied. À la vue du lorry un casque blanc s'agita.

— Monsieur LebretDeprat ** vous fait signe, dit le surveillant.

Le lorry s'arrêta, à toucher les tampons de la machine. Un grand gaillard brun, au regard décidé, qui enjambait lestement les tas de décombres, arriva sur DorpatDeprat et lui étreignit la main.

— J'ai bien pensé, fit-il en riant, que tu serais aise de venir constater l'accomplissement de tes prédictions. J'ai su ton arrivée à Mi-la-ti... Content de ton expédition ?

— Très content, répondit allégrement DorpatDeprat. Des séries de terrains nouveaux découverts... Beaucoup de notions nouvelles de toute façon, sur la Chine sud-occidentale...

— Et pas trop fatigué ? Non ?... Moi, j'ai eu de mauvais moments dans le bas, au fond des couloirs de La-ha-ti : des décollements de terrain très graves, du gros cube !... Et puis cette sacrée brousse !... » Son geste indiqua les profondeurs lointaines d'où montaient maintenant des vapeurs blanches.

— L'air, là-dedans !... Un cataplasme !... Tout de même, reprit-il, voilà un bout de temps depuis notre dernière entrevue. Quinze mois !... Tu as eu froid là-haut, pendant ton expédition ?

— Diablement, dit DorpatDeprat. Dans le Kiao-ting chan, au-dessus du Kin-cha KiangKin-cha-kiang1, ça soufflait dur et glacé. Et sous la tente, sans combustible !... Ajoute la respiration courte et fatigante, entre trois et quatre mille d'altitude. Mais j'ai trouvé des gisements de fossiles bien intéressants. Quant aux plissements !...

1 Mot à mot : « Fleuve au sable aurifère ». Un des noms du haut Fleuve Bleu.

Il fit claquer ses doigts comme un collégien, avec un air si simplement content que LebretDeprat ** sourit.

— Ça suffisait pour te réchauffer ? La température du feu sacré. Et ta famille ?

— En bon état. J'ai installé ma femme et mes enfants dans une pagode sur les bords du lac Iang-tsongIang-tsong-'hai, pour l'été. Demain je pars pour les retrouver. Un coin merveilleux. J'y resterai quelque temps. Je vais me reposer et commencer à rédiger mes documents de route. Et toi, satisfait ?

Le visage de l'ingénieur LebretDeprat **, de la Société de construction des Chemins de fer du Sud-Ouest chinois, se rembrunit légèrement.

— Nous parlerons de ça tout à l'heure... » Il mit la main sur l'épaule de DorpatDeprat. « Mon vieux, je suis rudement content de te voir. »

Les traits énergiques exprimaient un franc attendrissement. Il regardait joyeusement DorpatDeprat dont les yeux bleus lui souriaient.

— Viens là-bas, maintenant.

Ils descendirent le long de la voie. Les deux autres Européens saluèrent. LebretDeprat ** fit les présentations : « M. DorpatDeprat, un savant, chef de l'Institut scientifique... M. LordanJourdan, entrepreneur... M. Broquin?, chef de section.

La figure de l'entrepreneur retint seule l'attention de DorpatDeprat. Une belle physionomie, calme et sereine, intelligent, donnant une impression d'énergie et d'empire sur soi-même.

LebretDeprat ** se remit en chemin. Ils firent encore une vingtaine de mètres le long de la voie, au milieu des coolies.

— Stop ! dit LebretDeprat **.

À leurs pieds la plate-forme cessait brusquement, tranchée net. Elle ne reprenait qu'au-delà d'un vide de cinquante mètres. Tout était parti d'un bloc. À la place de la ligne ferrée, récemment établie, une longue pente de terrain jaune, extrêmement rapide, amorcée cinquante mètres plus haut, filait d'un coup à plusieurs centaines de mètres plus bas. Une sorte de large couloir d'avalanche, compris entre deux barres calcaires verticales coupant le versant du haut en bas... Les rails étaient restés boulonnés sur les traverses de fer, et la voie était curieusement suspendue en l'air, entre les barres calcaires sur lesquelles elle s'appuyait. L'ensemble donnait le vertige.

— Impressionnant, hein ? Une pente ! Du quarante pour cent. Regarde, un coup de ramonage entre les barres rocheuses. Nous sommes frais, avec une nouvelle pente en retrait sur l'ancienne...

DorpatDeprat le regarda d'un air goguenard : « Vous entrerez en tunnel en amont et vous ressortirez en aval... C'est joliment bien fait pour ta boîte », ajouta-t-il avec tranquillité.

— En tunnel ! Et les piastres ?... Tu vas bien.

Il y eut un silence. DorpatDeprat reprit, ressaisi par ses préoccupations : « Ces marnes jaunes si peu consistantes, c'est du Dévonien inférieur... »

— Je m'en fiche un peu, grommela LebretDeprat **... Ah ! tu trouves que c'est bien fait ? J'imagine même que tu es content.

Non, répondit vivement DorpatDeprat, mais dame !... j'aurais le droit de l'être. Quel est l'âne qui n'aurait pas prévu ça, avec une étude préalable un peu soignée ?... Comment ! fit-il en s'animant, voilà une ligne ferrée établie dans des vallées en pleine voie de creusement... Les versants sont en équilibre précaire sur eux-mêmes... Vous avez l'innocence de les recouper ou de les charger !... Et quand des pentes qui ne reposent plus sur rien se décollent sur deux cents mètres de haut, raflent votre plate-forme ou se dérobent en l'emportant, vous gémissez... Le vous n'est pas pour toi... Tu n'y es pour rien. Je pense à d'autres... Te rappelles-tu, quand je suis passé par ici, il y a un an et demi ? J'ai dit qu'avant deux ans tout ce versant marneux se serait décollé... Ça n'a pas traîné. Et j'en ai dit autant... dans combien d'endroits ?

— Tu as vu juste, dit LebretDeprat **. Mais c'était de la moutarde après dîner. La construction battait son plein...

Il ajouta, non sans une nuance de reproche : « Ça flatte ton orgueil de savant ».

Si DorpatDeprat avait eu le temps de se livrer à un examen de conscience, il aurait reconnu qu'il y avait là un peu de vérité. Mais cela gisait dans les profondeurs de son subconscient. Il reprit, plein de son sujet : « Cette ligne dégringolera tous les ans pendant les pluies ».

Ça fera l'affaire des entrepreneurs, fit une voix joviale.

Ils se retournèrent. Le chef de section les avait rejoints avec l'entrepreneur. « Finalement, qu'est-ce qu'on va faire là, Monsieur l'ingénieur ? » demanda le chef de section.

— Un viaduc, avec de fortes fondations... Je vais établir le projet et aller conférer avec la direction... Pourvu qu'il n'en arrive pas autant ailleurs !...

DorpatDeprat se mit à rire. L'autre année, quand il s'était rendu en Chine en suivant à pied la section achevée, il avait dû franchir cent douze éboulements, entre La-hi-ti et Lou-kou, sur cinquante kilomètres. Et chaque année, cela recommençait — plus ou moins selon l'intensité des pluies d'été.

Sans mot dire, LebretDeprat ** contemplait la coupure, d'un air découragé. À côté de lui, DorpatDeprat accompagnait des yeux la fuite du large plan d'éboulis, jusqu'à un abrupt où tout disparaissait dans le vide. Au-delà, accroché tout en bas sur la pente opposée, il apercevait, comme par une large embrasure entre les deux flanquements calcaires, la plate-forme égratignant à peine les versants, les viaducs frêles dans la distance, les tunnels paraissant entamer si légèrement les énormes contreforts, capables d'un moment à l'autre — et cela était déjà arrivé plusieurs fois — de se mettre en mouvement et d'emporter la fragile galerie maçonnée par les hommes. Il avait approfondi la structure de ces terrains, formés d'épaisses masses calcaires tordues, brisées, passées au mortier, alternant avec des schistes argileux, merveilleux plans de glissement, le tout mis en vrac par les actions géologiques qui avaient plissé jusqu'à refus ces régions du globe terrestre, et il songeait aux conséquences.

Il savait, comme tout le monde, dans quelles conditions de négligence on avait choisi le tracé. Il savait qu'un ingénieur avait, sur le paquebot, mené un trait de crayon sur une carte et avait déclaré : « On passera par là. » On s'était mis en route, au petit bonheur, avec l'idée simpliste que lorsqu'on a une vallée à sa disposition, rien n'est plus indiqué que d'y faire monter une ligne ferrée jusqu'à l'origine. On était ainsi parti du confluent avec le Fleuve Rouge ; on avait commencé le piquetage à flanc de pente, un peu au-dessus du thalweg. Et tout d'un coup, au bout d'une centaine de kilomètres, après des travaux ardus, des peines inouïes dans la perruque végétale accrochée aux escarpements, après des souffrances physiques intolérables et une patience héroïque, au fond d'une abominable vallée où les versants se rejoignaient en V aigu sur un torrent sauvage, où, dans la vapeur d'eau à trente-cinq degrés, bilieuses et pernicieuses fauchaient le personnel des études, on s'était trouvé devant une rupture de pente de plusieurs centaines de mètres, du haut de laquelle la rivière se ruait par bonds énormes. Il avait fallu trouver un palliatif. On s'était résigné — il n'y avait pas moyen de faire autrement — à racheter cette dénivellation inattendue en contournant, au prix de quelles difficultés, la vallée affluente du Péi-hoPéi-'ho, le « faux Nan-ti ».

L'histoire était célèbre parmi tous ceux qui avaient pris part à la construction du chemin de fer. On appelait cela « l'erreur des cinq cents mètres »... en verticale. De cette erreur était née la « Boucle », le passage où les bouleversements des terrains atteignaient le maximum d'intensité, où pendant la saison d'été les versants se décollaient sur des centaines de mètres de hauteur, jetant sur la voie des milliers de mètres cubes d'éboulis. Alors c'était le trafic interrompu ou poursuivi de façon précaire au moyen de lents et pénibles transbordements.

Et plus haut, en plein Yun-nan, où l'on achevait à présent la construction, l'erreur primordiale avait engagé l'entreprise dans une suite de passages des plus mauvais. Quand le vin est tiré, il faut le boire... Le tracé par le Nan-tiNan-ti avait commandé le tracé par les gorges du Pa-ta'HoPa-ta-'ho, par les défilés formidables où le fleuve de Canton, le jeune Si-kiang, à quinze cents kilomètres des plaines humides du chaud Kwang-toung, est un torrent furieux roulant dans les amas de blocs, écroulés des flancs de la gigantesque gouttière. Là encore, des terrains pourris, des schistes argileux, des grès marneux dont la couleur avait appelé le surnom de « chocolat », dominaient la plate-forme sur une hauteur énorme, et sans arrêt s'effondraient dans la vallée, écrasant la voie, l'ensevelissant au temps des grandes pluies sous des amas d'argile gluante empâtant des assises entières.

DorpatDeprat regrettait, avec indignation — il était presque un jeune homme encore, il n'avait pas trente ans — que des études rigoureuses n'eussent point gouverné le choix du tracé, afin d'éliminer, dans la mesure de la bonne volonté humaine, les difficultés de construction et les aléas futurs. Il savait qu'une étude scientifique eût amené à passer par Lin-ngan et la facile Route des Lacs, par la partie la plus riche et la plus peuplée du Yun-nan, tandis que le mauvais tracé actuel traversait par surcroît les pays les plus pauvres de la province, loin des pistes caravanières à long parcours. L'erreur économique superposée à l'autre ! Et cela provenait de l'orgueil intense des milieux « ingénieurs » issus des grandes écoles, qui, trop souvent, refusaient systématiquement de faire appel à des connaissances étrangères. Eux seuls, et c'était assez. DorpatDeprat admirait sans réserve les travaux d'art parfaitement calculés par certains d'entre eux et leur ingéniosité pour les édifier, mais il se sentait pris par une ironie énorme en les voyant placer aveuglément ces œuvres sur un substratum mouvant et croulant, sans qu'ils pussent s'en rendre compte — car cela était hors de leurs compétences — comme des enfants placent une construction sur un tas de sable. Il avait expérimenté le mépris de quelques-uns parmi ces mêmes ingénieurs, pour tout ce qui n'appartenait pas à leur « Corps », et la façon hautaine et railleuse dont ils accueillaient les lumières qui n'émanaient pas de leur lanterne, imbus de la croyance qu'ils avaient touché le tréfonds de toute science, l'esprit faussé par l'excès du raisonnement mathématique, auquel ils octroyaient la vertu de tout trancher. Mais les phénomènes de déformation du globe, dont la mécanique gigantesque n'est point celle des faiseurs d'épure, jetaient bas leurs travaux sans crier gare.

Il avait essayé, à maintes reprises, de donner certains avertissements que sa compétence spéciale lui suggérait. On l'avait écouté, avec une indifférence, polie quelquefois, le plus souvent railleuse. Maintenant il prenait sa revanche, la revanche de l'homme de science, avec le contentement un peu agressif des jeunes hommes. Il ne se gênait pas pour railler à son tour des gens insolents et majestueux empêtrés dans d'inquiétantes difficultés qu'il eût été facile d'éviter — ce qu'il démontrait avec chaleur, en public, avec son ardeur juvénile et son intransigeante honnêteté.

II

— Alors, demanda LebretDeprat **, tu crois qu'on pouvait passer ailleurs ?

Naturellement. Il fallait remonter la large vallée du Fleuve Rouge jusqu'à la hauteur de Ming-ting... ensuite, une rampe hélicoïdale et, tout de suite, gagner le plateau vers Lin-ngan. Dans l'Asie méridionale les régions hautes sont peu accidentées, mûres, pour employer le terme propre, tandis que les vallées sont jeunes et instables... » Il rêva un instant. « Et puis, quand j'ai suivi la ligne à pied, j'ai vu des petites choses... hé ! On m'a confié que des entrepreneurs ont fait des bénéfices révoltants... en quelques mois ».

— Tu sais, dit LebretDeprat **, dans certaines conditions on ne peut être bien difficile. Il a fallu accepter un peu de tout... des gens de partout et de nulle part. Mais ne généralise pas sur les entrepreneurs, tu en as un devant toi.

LordanJourdan sourit légèrement.

— Celui-là !... Jamais la construction ne lui aura payé une sapèque indûment comptée. Ne tiquez pas, LordanJourdan.

DorpatDeprat contempla LordanJourdan avec sympathie. Il crut sentir le réciproque dans le regard posé sur lui. Il pensa qu'en effet ces yeux francs décelaient une belle nature. Il s'empressa de dire : « Naturellement j'étais loin de généraliser... Je serais désolé que M. LordanJourdan prit pour lui la moindre chose dans mes paroles.

— Soyez sans crainte, dit la voix calme de LordanJourdan. Et, malheureusement, on ne peut vous contredire. Des malfaçons... il y en a eu... Beaucoup. J'en répare. Oui, cela augmentera le prix de revient du kilomètre.

— On le prévoit et on prépare la pilule, dit DorpatDeprat. J'ai entendu mettre en avant le terme de « parachèvements »... Parachèvement ! Cela vous a un petit air anodin. Qu'en termes galants on voile la réalité ! Mon vieux, quand, il y a un an et demi, j'ai suivi la plate-forme à pied, j'ai trouvé parfois un simple bourrage de terre et de cailloux derrière un mur de soutènement, et le ballast par-dessus, là où le cahier des charges imposait un substratum bétonné. Aux pluies, le mur de soutènement avait crevé. Mais l'entrepreneur avait déjà passé la main... Quand je pense que le contrôle laissait... ah...

— Mon garçon, dit LebretDeprat **, le contrôle a parfois des difficultés. Je vais te conter une histoire. Jadis — très loin d'ici — on construisit une ligne ferrée dans un sale pays de montagne. Ça ressemblait beaucoup à ceci. Mauvais terrains, conditions défectueuses, pluies tropicales sur des versants pourris. Une nuée de tâcherons s'était ruée sur le tracé... Comme ici. Quelques honnêtes gens, un pullulement de racaille... Tout ce monde volait à qui mieux mieux. Un entrepreneur s'en alla au bout de treize mois avec neuf cent mille francs... pas récoltés dans les trous de barre à mine. Là aussi, il y avait un contrôle de l'État. Le chef du contrôle était un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de la métropole, détaché dans ces pays lointains. C'était un honnête homme dans toute la force du terme. Il s'aperçut que les contrôleurs ne contrôlaient pas toujours avec rigueur... La nature humaine est faible... la tentation est rude. Il se mit à contrôler ferme. Trois mois après, il était rappelé dans la métropole et replacé à la tête d'une circonscription administrative. Dans le pays lointain où se jouait la valse des fonds, on mit à sa place un autre chef de contrôle... de moindre grade. Un sage, celui-là... Sachant que le monde politique tripotait dans l'affaire, averti par le funeste exemple du prédécesseur, il n'embêta personne. Il disait d'un de ses contrôlés : « Je ne veux pas lui faire d'observations... nous avons tellement fait la noce ensemble ! »

Le chef de section et LordanJourdan se prirent à rire.

HazebrouckB. Denain, dit le chef de section.

— Tiens, fit LebretDeprat **, vous avez travaillé dans cette affaire ?

Les autres rirent de nouveau.

— Cela te montre qu'il ne faut pas juger témérairement. Il n'y a pas beaucoup de gens capables de risquer leur situation pour faire tout leur devoir. Mon vieux, il en est ici comme de toute entreprise humaine analogue. Il y a de la racaille... Il y a d'honnêtes gens. Il y a des ingénieurs sots, vaniteux et ignares... Il y en a d'excellents. Ne pensons pas aux mauvaises choses. Elles sont rachetées par l'héroïsme et l'abnégation de certains. Et tu sais, ici, il y en a eu pas mal qui avaient du cran. Quelques-uns sont morts. Songeons à eux.

— Oui, dit DorpatDeprat, pensif... Mais les conséquences pourtant ?...

LebretDeprat ** lui posa la main sur l'épaule.

— Je suis d'accord avec toi. L'affaire a été mal emmanchée. Il y a eu insouciance, légèreté coupable dans le choix du tracé. Ceci dit, cette œuvre est un tour de force prodigieux. Songe au pont du 112. Songe au grand pont courbe du 83... Donne un bon point à ceux qui ont fait cela. J'en suis, moi !

Il faisait allusion au pont du kilomètre 112, merveilleux travail d'ingénieur : un léger tablier posé sur deux arbalétriers, lancé, d'une seule portée, entre deux falaises verticales trouées par des tunnels débouchant sur un vide de quatre-vingt-dix mètres — au pont courbe de Po-tchai, à peine réel dans sa légèreté, semblable, de loin, avec ses hauts pylônes, à une toile d'araignée.

DorpatDeprat se taisait, mal convaincu. Il acceptait malaisément qu'on passât l'éponge sur les fautes initiales, à la faveur des vertus d'autrui. LebretDeprat ** le regardait en coulisse. « Il a raison, pensait-il. Mais que changerait-on ? Il n'a pas assez vécu pour savoir qu'il ne faut pas charger sur les moulins à vent... Se faire briser, ne plus pouvoir être utile à rien, ni à personne... Mieux vaut temporiser. » Il reprit tout haut :

— Je remonte ce soir à Mi-la-ti sur cette locomotive. Je t'emmène. On mettra le lorry en remorque. Et demain, si trois cents kilomètres en machine ne t'effraient pas, je te déposerai dans ta villégiature d'été. Il faut que j'aille à Yun-nan fouKunming... Ça te va ? Bien.

Il alla jeter un dernier coup d'œil sur la coupure et revint.

— Il est temps de partir. Je vais piloter la machine moi-même. Vous autres, asseyez-vous devant, au-dessus des tampons. C'est l'endroit rêvé pour admirer le paysage. Et on n'a pas d'escarbilles... »

Ils étaient habitués à ce genre de locomotion. LebretDeprat ** siffla au départ et se mit en marche. La machine gravit le haut de la Boucle, et, derrière eux, les vallées tropicales s'abaissèrent aux profondeurs. À Lou-koi, LebretDeprat ** se fit donner la voie. Les défilés montants de Ko-kou les reçurent, entre les masses énormes de calcaires découpés en bastions géants. L'air devenait rapidement sec et froid. La végétation tropicale disparaissait. Sur les éboulis s'étendaient des plaques d'hortensias bleus et, sur les pentes herbeuses, le grand lis blanc du Yu-nan mettait ses points éclatants. Et plus haut, kilomètres après kilomètres dévorés par la machine haletante sur la déclivité ininterrompue, les saules soulignèrent un ruisseau dans un vallonnement. Plus haut encore, les versants s'adoucirent. La voie pénétra sur un plateau entouré de pitons innombrables bleuissant dans l'air très frais du soir. Ils étaient à Mi-la-ti, que les Européens appellent aussi Tche-ts'ouen, à dix-sept cents mètres. Et maintenant, jusqu'à la Sibérie, au-delà des toits du monde, la masse monstrueuse des monts du Centre asiatique s'étendait devant eux, sans un pays de basses plaines.

Ils passèrent la soirée dans un petit hôtel en planches, tenu par un ancien tâcheron. DorpatDeprat s'amusait de la population flottante, très diverse. Il aimait à converser avec ces gens hardis, parfois bizarres, toujours intéressants, qui dépensaient leur vie avec insouciance, souvent avec héroïsme, sans préoccupation d'étonner la galerie. D'ailleurs, il n'y en avait pas. Autour de lui, on parlait italien, grec, mauvais français. Le patron de l' « hôtel », qui le connaissait, vint s'asseoir près de lui. « Vous remontez de la coupure... Je me souviens très bien quand vous avez prédit, ici même, que ça lâcherait à cet endroit-là... C'est donc vraiment utile de connaître le terrain ?... »

— Ce serait la première chose à étudier, dit DorpatDeprat.

Assez content de prédire à coup sûr, il indiqua divers points défectueux. À l'entour, on avait fait silence et on écoutait. Il s'échauffait, tout à sa démonstration, sans remarquer l'air mécontent de LebretDeprat **. Tout à coup, il sourit à une vision qu'il contemplait avec amusement. « Quelque chose de bien drôle... Vous savez, la plaine de Houéi-tou-tiHoui-tou-ti, entre Pi-che-tchaiPi-che-tchai et Ta-tchouanTa-tchouang ?... La ligne y passe comme un trait au cordeau... Un fond entre les montagnes, plat comme une galette... Savez-vous pourquoi ? C'est un fond de lac...

— D'ancien lac ? demanda LordanJourdan.

— De lac actuel ! Oui !... temporaire. Un bassin fermé sans autre écoulement que des fissures dans les calcaires. L'aspect me semblait louche. J'avais trouvé des coquilles de mollusques d'eau douce jusqu'aux montagnes. Et j'ai appris, par les gens du pays, que lors des étés pluvieux qui reviennent ici par cycles, tous les trois ans environ, la dépression se remplit entièrement. Pendant trois mois il y aura deux mètres d'eau par-dessus les rails... Il faudra organiser un système de ferry-boat... Quand je pense qu'il suffisait de niveler et ballaster sur le bon calcaire, au pied de la chaîne. Un passage de tout repos. Et pourtant, cela sautait aux yeux...

— À toi peut-être, dit LebretDeprat **, parce que tes études t'ont préparé...

— Et alors, que diable, il fallait faire étudier par des gens compétents. J'en reviens à mes moutons.

— Crevant ! dit une voix. Il y en a qui feront une riche tête... Hé, vous autres, un nom de personne pour baptiser le lac, parmi ceux qui auraient dû prévoir !...

Des noms circulèrent dans un brouhaha de rires, renvoyés comme les volants par les raquettes.

DorpatDeprat, dit LebretDeprat **, allons faire un tour avant de nous coucher. Venez-vous, LordanJourdan ?

DorpatDeprat perçut un accent impératif. Il se leva. Ils sortirent tous les trois. Le clair de lune intense des hauts plateaux d'Asie jetait sa froide lumière sur les grands espaces dénudés traversés de souffles nets et délicieux aux poumons vigoureux. Les pitons noirs cernaient le plateau de leurs silhouettes coniques, basses dans la nuit, sous le ciel profond. DorpatDeprat, conquis depuis longtemps par l'attirance de ces paysages austères et puissants, saisit le bras de LebretDeprat **.

— Regarde ces aspects nocturnes. Est-ce beau ? Bien mélancoliques pourtant. Mais j'aime cette tristesse. Le début du lied de la Loreley. « Ich weiss nicht, wass soll's bedeuten, dass ich so traurig bin. »

Oui, dit LebretDeprat **. Poète et savant... mais point sage. Pourquoi dis-tu coram populo tout ce que tu penses ? Tu as parlé devant de braves types, mais demain tes propos courront tout le long de la ligne, de Yun-nan fouKunming à Hanoï. Est-ce vrai, LordanJourdan ?

— Sans aucun doute, dit l'entrepreneur.

— Un exemple : quand, il y a un an et demi, tu as prédit la coupure, un monsieur que tu connais a dit : « Il nous emm..., ce casseur de pierres ! De quoi se mêle-t-il ?... » Il y a trois jours, quand tout s'est décollé, le même monsieur est venu à la coupure. Naturellement tout le monde en cœur lui a corné : « Tiens, juste comme M. DorpatDeprat l'avait annoncé ! » Conclus...

— Vous êtes fonctionnaire, dit la voix mesurée de LordanJourdan. Vous connaissez mal le monde de la colonie... Vous n'y avez pour ainsi dire pas vécu. Le groupe « ingénieur » est puissant... Soyez prudent.

— Et ils se tiennent serrés, rudement serrés, dit LebretDeprat **... Qui touche à l'un touche à tous. Mon garçon, je suis de la boîte... Je connais les « camarades ». Tout polytechnicien que je suis, j'ai toujours fait cavalier seul. J'ai horreur de l'esprit de coterie... Oh, on m'en sait très mauvais gré. Seulement, comme je suis un des leurs, je ne risque rien. Mais gare à l' « étranger » qui peut montrer, et ose montrer, qu'ils ont commis une erreur. Ai-je raison, LordanJourdan ?

— Malheureusement. Et nous en avons vu des exemples.

— Mais, dit DorpatDeprat, à supposer que je soulève les haines que tu imagines... Tu sais, je n'y crois pas... Et mes titres sont universitaires, j'ai quelque notoriété scientifique en France et à l'étranger...

— Tu dépens, administrativement, d'un service d'ingénieurs et tu n'es pas un d'entre eux... Ah ! mon bon, la vie a des retours étranges ! Tu as en perspective de beaux succès... Sois prudent.

— Quant au succès — DorpatDeprat eut un petit rire — ça me laisse froid. J'aime la recherche scientifique pour elle-même.

— Je sais. Je t'en estime. Mais tâche de ne pas te susciter des difficultés qui puissent t'entraver dans cette recherche scientifique que tu aimes. Tu as déjà des ennemis. Sois prudent.

DorpatDeprat leur était reconnaissant. Mais il souriait de leurs appréhensions. Ils rentrèrent à l' « hôtel ». Allongé dans sa couchette, DorpatDeprat rêva un instant aux propos échangés. Un souvenir désagréable — le rappel d'une difficulté avec son chef administratif, ensuite aplanie complètement — passa très vite. Puis ses préoccupations accoutumées reprirent leur empire. Il retourna des problèmes concernant les zones de plissement des terrains. Les images aimées de sa jeune femme et de ses deux fillettes s'imposèrent ensuite, et jusqu'au sommeil, absorbèrent son esprit.

III

Appuyés côte à côte sur la rambarde de la locomotive, DorpatDeprat et LebretDeprat ** regardaient, en face d'eux, les pentes de l'énorme défilé se développer dans d'incessantes transformations. Rapides, coupées de bancs rocheux alternant avec la déclivité des longs versants de terrain fragiles, elles montaient à des hauteurs vertigineuses, semées par places de thuyas et de cèdres épars dont les ombres nettes formaient un angle aigu avec les troncs, minuscules dans l'éloignement. Rarement un sentier marqué en dents de scie dévalait les versants inhabités et presque impraticables.

— Il faut se casser le cou pour apercevoir les hauts, dit LebretDeprat **.

Déjà, bien loin de Mi-la-ti, ils s'en allaient vers la plaine d'Yi-léang. Ils avaient vu, au petit matin, sous les masses lourdes des montagnes de Ko-tiéou, le pays de l'étain, la vaste dépression de Mong-tseu, aux lacs d'argent et aux rizières moirées, s'étendre au-dessous d'eux, semée de vols d'aigrettes semblables à des tâches de neige. Puis la machine les avait emportés par les terres rouges hérissées de calcaires en tête de chat, au sortir de la plaine de Houéi-tou-tiHoui-tou-ti. Les vertigineux lacets de Ta-t'aTa-t'a, descendus sur frein, les avaient mis à A-mi-tchéou. Ensuite ils s'étaient engagés dans les interminables gorges du Tié-tchen'Ho, la Rivière à la Poussière de Fer, rouge au temps des crues des argiles ferrugineuses délayées dans ses rapides, à moitié invisible dans la masse des blocs encombrant son passage.

La machine siffla : « Siu-kia-tou », dit LebretDeprat **.

Un resserrement des gorges. Un amas de cahutes en pisé, accroché sur le Tié-tchen'Ho grondant. Des silhouettes misérables de Chinois en loques, figures à la Callot. Sur le revers superposé un sentier et une caravane, points bleus et rouges — costumes et couvertures servant de selles — se déplaçant lentement à quatre cents mètres de hauteur. Les chevaux paraissaient petits comme des chèvres : « Un sale chemin, dit DorpatDeprat. Je suis descendu par là, venant de Tcheng-kiang. Les bêtes s'affalaient dans la boue. Une pente de trente pour cent. Mais une coupe géologique superbe, des fossiles tout le long... Du Cambrien... les plus vieux terrains du monde !... Et derrière ces crêtes, suspendu au-dessus de nous, un des plus beaux lacs qu'on puisse rêver ; des pagodes perdues dans des bois de cèdres baignées par la nappe immense... Ma femme, qui m'accompagna dans cette randonnée, était dans l'admiration. »

Et les versants succédaient aux versants. La gouttière interminable où se ruaient les eaux issues des grands lacs de Lang-tsong et de Tch'reng-kiang allongeait ses perspectives imposantes jusqu'à ce qu'un détour parut la fermer devant eux. Les kilomètres, par dizaines, fluaient sous les roues. Au passage, DorpatDeprat signalait à LebretDeprat ** les points — et ils étaient innombrables — où se produiraient, par suite de la nature des terrains et de leurs relations, des éboulements chroniques.

Vers trois heures, la machine pénétra dans la plaine d'Yi-léang, verdoyant de rizières, à quinze cent cinquante mètres d'altitude. Puis ce furent les grands canyons verticaux sciés à travers un chaînon par le déversoir du lac de Iang-tsongIang-tsong-'hai. Mais DorpatDeprat ne parlait plus géologie. Il devenait impatient.

— Inquiet près du but ? interrogea LebretDeprat **.

Dans quel état dois-tu donc être quand tu entreprends une longue expédition ?

— Les préoccupations de mes études me préservent en partie, répondit DorpatDeprat alors l'esprit est sollicité par la recherche de l'échantillon, par les esquisses en cours de route, les spéculations, les problèmes géographiques. L'intérêt de la « chasse de Pan » détourne mes pensées. Mais quand j'approche d'un lieu où peut-être m'attendent des nouvelles, alors je suis dans un état déplorable. Il me semble que je ne vais plus pouvoir marcher. Et tant que je n'ai pas vu une adresse tracée de son écriture !... C'est idiot, puisque les lettres sont parfois de date très ancienne... Mais ici le raisonnement perd ses droits.

LebretDeprat ** le regardait avec affection : « Un heureux, pensait-il. De longues années d'enfance, marié jeune et aimant sa femme, comme aux jours de leur adolescence. » Une femme rare... Lui aussi aurait aimé une destinée semblable.

La machine débouchait à l'origine des gorges. Une station, des tas de charbon. « Terminus, dit LebretDeprat **. Nous sommes à K'o-pao-ts'ouen ».

Des ma-fous2, chevaux en main, attendaient à la gare.

2 Muletiers. Mot à mot : conducteurs de chevaux.

Ils traversèrent une petite plaine de rizières, au trot allongé des chevaux. DorpatDeprat pressait l'allure. « Voici le village de Tang-cheTang-tche, dit-il. Vois ces fumées blanches. Des sources chaudes. La pagode que nous occupons est là, en haut de cette côte, dans les cèdres et les thuyas. Une vue splendide ».

Les paysans chinois saluaient au passage. « De braves gens », disait DorpatDeprat. Ils franchirent le déversoir du lac de Iang-tsongIang-tsong-'hai sur un pont à la chinoise, en dos d'âne. Alors DorpatDeprat enleva son cheval et gravit au galop un sentier qui se perdait dans un bois. LebretDeprat ** suivit plus lentement. Il ne voulait pas imposer sa présence aux premiers instants du retour. Il arriva devant la porte extérieure d'une pagode, mit pied à terre et jeta sa bride au mafou.

Des voix d'enfants résonnaient. Il traversa le premier sanctuaire et pénétra dans une cour fermée qu'entouraient des bâtiments, suivant le plan des pagodes chinoises. Il y avait un magnolia en fleurs au milieu, le yulan de l'Himalaya, aux fleurs rosées. Des chiens de Fô grimaçants, aux crinières léonines, gardaient un escalier de pierre en haut duquel DorpatDeprat tenait enlacée une jeune femme vêtue d'une robe blanche. Deux petites filles se pendaient à sa veste. « Le bonheur », pensa LebretDeprat **.

Il salua et gravit les degrés. La jeune femme, qu'il connaissait, lui tendit la main.

— Il était bien inquiet, dit-il en souriant. Pourtant, il vous avait quittée depuis peu, Madame.

Elle regarda DorpatDeprat avec tendresse.

— Après une bien longue absence... Mais nous n'avons rien à craindre ici. Ce sont de braves gens.

— Et les pirates ? dit LebretDeprat **.

— Il n'y a aucune bande dans la région. S'il y avait un danger, nous irions à Yun-nan fouKunming.

Elle disait ces choses sans y attacher d'importance. « Quelle différence, pensait LebretDeprat **, avec les petites jeunes femmes qui prennent des airs effarés devant une planche sur un ruisseau... ou avec les nouvelles jeunes filles aux airs fendants qui singent l'homme... » Il la regardait avec satisfaction. Brune, au visage charmant, grave au repos, mais s'illuminant d'un sourire doucement malicieux, animé dans l'enthousiasme. Elle était très cultivée, musicienne dans l'âme. Au moral, un esprit scrupuleux jusqu'à l'excès. « Oui, DorpatDeprat est un veinard. » LebretDeprat ** se disait cela sans trace de jalousie, content du bonheur de son ami.

Les petites filles regardaient l'ingénieur. Six ans et demi et cinq ans. Elles se mirent à conter les grands événements... Une huppe s'était embarrassée les pattes dans le filet à ballon, un écureuil était entré le matin pour lécher un fond de tasse... DorpatDeprat écoutait, paraissant considérer ces choses comme importantes. Sur une question, elles affirmèrent avec force qu'elles avaient été très sages. LebretDeprat ** égayé les trouvait gentilles au possible.

— Comment trouves-tu l'installation ? Les notables de Tang-cheTang-tche nous ont loué la pagode. Nous vivons ici sous le regard bienveillant des dieux.

Dans le bâtiment central, Kwan-Yin, le symbole bouddhique de la miséricorde et de la pitié, se dressait entourée de ses suivants. Les effigies sacrées contemplaient sans colère les étrangers installés dans le temple.

— La tolérance extrême-orientale est sans limites en matière de religion, dit DorpatDeprat. Les habitants viennent prier ici. Nous ne les gênons pas... Vois-tu, en Occident, des étrangers s'installant dans une église catholique, un temple protestant, une mosquée ou une synagogue ?

Ils sortirent de la pagode, traversèrent le bosquet de thuyas et de cèdres, l'espèce de lucus, de bois sacré à l'antique, qu'on trouve en Orient autour des lieux saints. Un panorama d'une beauté sublime se développait devant LebretDeprat **. La nappe bleue du lac de Iang-tsongIang-tsong-'hai, enserrée entre des versants rapides, s'allongeait sur une vingtaine de kilomètres vers le sud, étroite et régulière, s'amenuisant dans la perspective lointaine, sous le haut Lo-tchan chan. Les pentes nues, escarpées par places, se prolongeaient dans l'eau profonde en courtes avancées où blanchissait un ressac léger, et leurs colorations vives, dans les tons rouges, soulignées davantage encore par la verdure sombre des bouquets épars de thuyas et de cèdres, contrastaient vivement avec le bleu léger de l'étendue. À leurs pieds, le lac se resserrait tout d'un coup dans un déversoir plein de roseaux, vibrant dans le courant rapide. Le village de Tang-cheTang-tche, d'où montaient claires et grêles les voix des habitants, voilait dans la fumée bleue ses toits cornus aux vieilles tuiles. Au nord-ouest, la longue masse du Ta-yng chan élevait sa barrière de trois mille mètres devant le bassin du Kwei Yang, le lac de Yun-nan fouKunming.

— C'est grandiose, dit LebretDeprat **. Et voilà devant quel spectacle quotidien tu vas commencer à rédiger tes notes. La thébaïde est belle !

— N'est-ce pas, dit la jeune femme. Ce pays des lacs est incomparablement beau.

Le soir tombait et les souffles frais descendaient des cimes, ridant le lac plus sombre. Ils rentrèrent dans la pagode.

Ils s'attardèrent dans l'examen de photographies prises dans les gorges prodigieuses où le Fleuve Rouge, à deux mille cinq cents kilomètres de son embouchure, roule, à l'allure d'un train, son eau bulleuse et tourmentée, ou entasse dans les biefs ses remous d'émeraude.

— Diable, dit LebretDeprat **, pas fameux pour faire passer une ligne ferrée... Ça ne devait pas être la vie de château...

— Des pentes ! dit DorpatDeprat... Par ici ce n'est rien en comparaison. À tout bout de champ, des ravins de deux mille mètres. La région du confluent du Pou-tou'HoPou-tou-'ho et du Kin-cha KiangKin-cha-kiang... très difficile... Et un froid très dur... Mais que c'était beau !

Il resta les yeux fermés sur un décor invisible.

« Que c'était beau », répéta-t-il. Sur son visage passa l'enthousiasme de l'amoureux des montagnes.

— Une fois... Je cherchais à ce moment le Fleuve Bleu. Nous contournions depuis trois jours, à quatre mille mètres en moyenne, un grand pâté montagneux. Une profonde vallée à droite... Des arêtes, des contreforts monstrueux s'enfonçaient vers des profondeurs invisibles. Et tout d'un coup, à nos pieds dans l'entaille d'un ravin vertigineux, un mince ruban émeraude, large comme le cordon d'un chapeau de mafou. C'était lui, à trois mille mètres en verticale. Mon topographeS. Saramon commença le premier la descente, par le sentier — ou ce qui en tenait lieu — avec la caravane. Je restai en arrière, sur mon belvédère... Des esquisses, des photographies à prendre... Une heure plus tard, quand je m'apprêtai à descendre, je vis, si bas au-dessous de moi, mais à une hauteur énorme au-dessus du ruban émeraude, de petits points noirs mouvants : mes gens... L'échelle des masses, d'un coup... C'était impressionnant ! On fit le campement à mi-chemin du fond de l'abîme, sur une plate-forme étroite... Une nuit de pleine lune, glacée... les arêtes des contreforts projetant leurs ombres gigantesques, nettes et froides... le grondement du grand fleuve mettant une vie puissante dans les solitudes... Des heures pareilles, fit-il, remué par la grandeur du souvenir, valent un temps incommensurable.

Il ajouta, après un silence.

— Comprends-tu pourquoi j'aime cette vie et pourquoi toute ambition me semble imbécile ?

— Je te comprends, dit LebretDeprat **. Mais vous, Madame, ne trouvez-vous pas les longues séparations pénibles ?

— Tous deux, nous les trouvons pénibles, dit DorpatDeprat avec force. N'est-ce pas, Marguerite ?

— Oui, Jacques. Mais il suit sa voie, dit-elle à LebretDeprat **, et je ne dois pas l'en détourner.

LebretDeprat ** se sentait ému.

DorpatDeprat lui montrait des esquisses, des coupes géologiques... Une liasse de papiers glissa. LebretDeprat ** la ramassa.

— Hé, des vers... Tu en fais toujours ?

— Donne-moi cela, dit DorpatDeprat.

— Pourquoi ? Laisse... Les mathématiques n'ont pas tout anéanti en moi... J'ai le goût des belles-lettres... Tu avais appris aussi la composition musicale, tu t'essayais... Tu as continué ?

— Oui... Mais tout cela, c'est pour moi... Et n'en parle à personne !

— Pourquoi cette honte bizarre ?

— Parce que, dans le monde scientifique, il est mal porté d'avoir des aptitudes de ce genre.

— Chose stupide et vraie, dit LebretDeprat **. Il faut reconnaître que, sauf quelques exemples, les gens dits de science pensent et écrivent comme des boutiquiers... et méprisent l'art, dans son acception générale.

— Et pourtant, l'art suppose l'imagination créatrice, et l'imagination créatrice est nécessaire au savant.

— Qu'appelles-tu savant ? demanda LebretDeprat **. Moi, je réserve cette appellation à l'homme capable de vues synthétiques, et non au farfouilleur de faits, qui creuse son petit coin de recherche, incapable de relier les faits qu'il observe à ceux de même catégorie... Malheureusement, la plupart des gens de science en sont là. Quelques rares oiseaux s'élèvent d'un coup d'aile et aperçoivent toute la contrée... Les autres... Tu connais la parole d'Henri Poincaré : « On fait de la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison ». La plupart des gens de science font des tas de pierres...

DorpatDeprat resta silencieux un instant : « Pourquoi en effet, reprit-il, reprocher à un savant de se livrer à des goûts artistiques parallèlement à ses recherches ? Le monde n'est-il pas comparable à une grande œuvre d'art... L'explication scientifique n'est qu'une convention commode, à tout prendre... elle est elle-même une expression artistique. Mais où allons-nous ? Revenons à nos moutons.

— Qui sait, fit LebretDeprat **, tu publieras peut-être un jour tes productions musicales et littéraires.

— Bien improbable. La recherche scientifique me tient pour jamais. Pourrai-je déjà mener à bien la besogne entreprise...

— Hé, le hasard... Un jour peut-être tu seras las de la recherche scientifique.

— Las ?... Le poème de l'histoire du globe est trop magnifique !

LebretDeprat ** montra une carte. « Ça ? Qu'est-ce que c'est ? — Les itinéraires de TardenoisH. Lantenois au Kwang-si. — Ton chef administratif ?... Un sot vaniteux, quoique mon « camarade » polytechnicien. Tu sais que nous sommes tous camarades.

— Tu vas fort, dit DorpatDeprat. C'est un brave homme qui ne sait pas grand'chose en matière de sciences naturelles et expérimentales et qui a la marotte de s'en occuper. Aussi... oui, cela c'est assez drôle... cette carte que tu tiens, il l'a publiée après son voyage en indiquant — regarde : ici — les directions des bandes de terrains : nord-ouest, sud-est. Ensuite il l'a publiée de nouveau ailleurs, avec son mémoire sur les « Ressources minérales de la Chine méridionale ». Seulement, cette fois il a figuré les mêmes bandes dans une direction perpendiculaire... Tiens, compare les deux éditions. Et il n'était pas revenu sur le terrain !

Ils rirent tous les deux.

— Énorme, dit LebretDeprat **. Il n'était pas très fixé. D'où est-il ?

— De l'Aisne, ou des environs. Son nom, d'ailleurs, un nom de région... La Fère-en-Tardenois...

— Tu es bien avec lui maintenant ?

— Très bien. Les tiraillements du début sont oubliés. Il est revenu en arrière avec une grande bonhomie. Je lui en sais gré, car il est beaucoup plus âgé que moi...

LebretDeprat ** le regarda : « Fichtre, ouvre l'œil.

Quand un TardenoisH. Lantenois revient en arrière avec bonhomie, il faut faire attention.

— C'est un brave homme, seulement vaniteux. Tu sais, BornierP. Termier m'écrivait de lui qu'il était merveilleusement bon.

— Cela suffirait tout de suite pour me convaincre du contraire. D'abord on n'emploie pas des hyperboles pareilles. Ça sent le toc... Ça ne m'étonne pas de BornierP. Termier. Je l'ai entrevu... Un donneur d'eau bénite. J'ai suivi quelques-uns de ses cours. Il parle et écrit bien, mais c'est un faiseur. Pieux, hein ? Pour la galerie... Pas sincère !

— Je suis convaincu du contraire.

— Monsieur LebretDeprat **, dit Mme DorpatDeprat, mon mari vous a-t-il conté une histoire de ses débuts, à propos de BornierP. Termier ? Non ? Voici : Jacques avait fait en Sardaigne une découverte d'un intérêt très général. Il la signala succinctement... Immédiatement BornierP. Termier fit le voyage et proposa à mon mari, au retour, de donner en collaboration avec lui une note à l'Académie des Sciences. Jacques était furieux. Mais vous savez, quand on débute...

— Oui, un petit chantage, fit DorpatDeprat. Il aurait pu me casser les reins... Il était déjà puissant. J'ai dû accepter...

— Je sais, dit LebretDeprat **, pour les jeunes il y a des portes basses. Mais, c'est raide ! Et après cette expérience, tu te fies à de pareils cocos !

DorpatDeprat répondit que BornierP. Termier l'avait beaucoup aidé depuis, avec désintéressement, l'avait recommandé à TardenoisH. Lantenois et s'employait à faire valoir ses travaux. « Il a eu des remords, je pense, et vraiment il me montre la plus grande sympathie. »

LebretDeprat ** hocha la tête, pensivement : « Dis donc, et celui qui cherchait des fossiles dans les tranchées de la construction pendant que tu jambonnais sur les hauts plateaux, qu'en as-tu fait ?

MihielH. Mansuy ?

— Oui, MihielH. Mansuy. Un type sur lequel tu étais emballé... Dieu, qu'il me déplaît ! Une tête de bagnard...

DorpatDeprat protesta avec force.

— Tu as des expressions !... Un travailleur magnifique !... Un homme arrivé par sa volonté ! Pense donc : un ancien ouvrier ! C'est un savant remarquable...

— Un roublard !... Un savant, dis-tu ? Possible... mais un roublard... Pire peut-être...

DorpatDeprat ne répondit pas. Il était choqué. Ils allèrent dîner. Le jeune savant resta quelques instants taciturne. Vraiment LebretDeprat ** outrait le pessimisme... et il était injuste. Mais il aimait trop l'ingénieur pour lui garder rancune. Le nuage passa.

Le lendemain matin, LebretDeprat **, après avoir atteint le col de Chouéi-tang, fit faire une volte à son cheval et contempla le paysage immense. Le lac de Iang-tsongIang-tsong-'hai bleuissait à ses pieds. Sur l'autre rive, dans un bouquet de cèdres et de thuyas, on discernait les toits étagés d'une pagode. Il pensa qu'ils abritaient un couple heureux, et, à la chinoise, il lui souhaita « dix mille années » de bonheur.

Chapitre deuxième

I

Il y avait trois ans que DorpatDeprat était arrivé en Extrême-Orient, ardent du désir d'études nouvelles, de tentatives hardies, de toute entreprise capable de forcer la nature à révéler ses secrets.

Son père était comtois, sa mère de souche alsacienne et flamande. De cette dernière origine il tenait ses cheveux blonds, de ce blond pâle du Nord si caractéristique, et ses yeux très bleus.

Il avait vécu dans l'Est pendant la plus grande partie de sa jeunesse. Ses études l'avaient conduit de bonne heure au baccalauréat. Le goût très vif qu'il marquait pour les lettres incitait son père, — un helléniste et lettré délicat — à l'orienter vers cette discipline. Mais l'enfant offrait une complexité de goûts qui se rencontre assez rarement. Très jeune, il se passionna pour la recherche des plantes, des minéraux, qu'il essayait de déterminer au moyen d'ouvrages rudimentaires. Il avait onze ans quand un précis de géologie lui tomba entre les mains. Plus tard, devenu homme, il se souvenait de cet instant plein de joie où il put coordonner les observations faites jusqu'alors dans ses promenades. Quelle satisfaction de se trouver en possession d'un moyen de classer dans les groupes principaux les fossiles recueillis, de faire entrer les phénomènes observés dans les lois générales dont son jeune esprit pressentait la nécessité. Il tomba, et c'était naturel à un si jeune âge, dans l'erreur commune à ceux qui n'ont point poussé très loin les études scientifiques. Il croyait que les ouvrages en sa possession illuminaient les arcanes des sciences dont ils traitaient. Il ne savait pas encore que, suivant le mot de Goethe, « l'art est long et la vie est courte ». Et, à onze ans, il ne méditait pas sur la deuxième partie de la proposition.

Il prit le goût des humanités, se passionna pour la poésie latine, aima les odes d'Homère et les églogues virgiliennes. En rhétorique, il éprouvait autant de jouissance à la lecture d'une belle page d'un grand Latin qu'aux passages harmonieux d'un auteur français. Il explora le domaine étranger et devint un fervent de Shakespeare, de Goethe et du généreux Schiller. La musique l'émouvait intensément. Tout cela, sans qu'il cessât de s'intéresser aux sciences, progressant davantage dans les sciences naturelles, où l'étude personnelle est plus aisée. La géologie attirait beaucoup son esprit, de tournure poétique, et il n'avait pas de plus grande joie que d'aller avec son père en excursion dans la montagne et de récolter fossiles et roches qu'il déterminait au retour. Les marnières du Jura, les carrières, riches en fossiles bien conservés, le virent cherchant avec ardeur les restes des âges évanouis, tandis que son père, lettré qu'attiraient peu les sciences expérimentales, lisait paisiblement, assis sous un sapin, quelque texte grec.

Son passage dans la classe de philosophie, en lui permettant de suivre des cours de sciences plus complets, décida de son orientation définitive. Il garda la même prédilection pour les lettres, mais elles lui paraissaient seulement une belle distraction. Il était trop jeune pour discerner leur rôle d'éducatrices de l'humanité. Il lui semblait que les sciences, aboutissant à des résultats d'apparence rigoureuse et à des fins pratiques, étaient plus satisfaisantes. Il se faisait, sur leurs conclusions, les illusions communes à beaucoup d'hommes et même à des gens de science qui n'ont point l'esprit scientifique. Il ne comprenait pas encore que ces conclusions sont hypothétiques, que si les lois de détail sont souvent bien approfondies, la cause et l'essence des choses nous échappent et que le savant qui recherche l'absolu, cesse de faire de la science pure et passe dans le domaine de la métaphysique et de l'intuition.

Ayant pris la décision de suivre une carrière scientifique, il voulut devenir un chercheur. L'esprit de curiosité qui l'avait possédé, alors même qu'il n'était qu'un jeune enfant, était maintenant plus aiguisé, plus impérieux. Son père, malgré son regret de le voir s'éloigner des lettres, ne le contraria pas.

Les mathématiques pures ne l'attirèrent pas. Il admirait la simplicité de leur objet et la certitude qui en découle, mais il se rendait compte qu'elles doivent être les servantes, l'instrument commode des sciences physiques, un résumé pratique et synthétique ; et cela ne lui suffisait pas.

Il entra comme étudiant à l'Université de ***Besançon. Dès les premiers jours son choix fut définitif. La science de la Terre l'attira d'irrésistible façon. Et, tout en préparant ses licences, il se donna avec bonheur à la géologie. Elle s'appuyait sur toutes les autres sciences et les résumait toutes. Elle était le poème vertigineux de l'histoire de la planète, plein d'images grandioses. Elle faisait appel à la puissance des esprits capables de se représenter des phénomènes de proportions sans mesure avec l'échelle ordinaire, d'embrasser d'un seul coup d'immenses successions d'événements, la vie et la mort de races animales entières, le, déplacement des océans dans les millénaires, l'apparition et l'usure totale de chaînes montagneuses puissantes nivelées depuis d'incalculables myriades de siècles, d'exercer les facultés synthétiques après l'analyse ingénieuse, de concevoir dans les plissements de l'écorce une mécanique prodigieuse, hors de toute comparaison avec les possibilités offertes aux hommes. Et la vie du vrai géologue, non point celle du « coquillard » vivant au milieu de ses tiroirs de collection, ou du simple professeur à la science livresque, était une vie magnifique, dépensée en grande partie en longues randonnées, le marteau à la main, sur les sentiers de montagnes.

S'il avait eu de la fortune, il eût travaillé en chercheur indépendant. Comme il était nécessaire qu'il embrassât une carrière, il prépara les examens propres à satisfaire à cette obligation et à fournir en même temps les moyens de contenter son goût pour la recherche spéculative. Dès qu'il eut terminé le cycle des examens ordinaires, il résolut de préparer une thèse de doctorat et d'aller chercher un sujet à l'étranger.

À vingt ans, c'était un esprit très divers, curieux de connaissances variées, scientifique érudit grâce à une mémoire qui lui fournissait une aide considérable — et de ce côté méthodique et rigoureusement précis — lettré et poète enthousiaste, étudiant d'autre part la composition musicale, sensible à toutes les manifestations du beau. Son ami LebretDeprat **, alors élève à l'École Polytechnique, lui disait : « Tu as un esprit merveilleusement universel, mais justement méfie-toi de trouver là un écueil. Souviens-toi d'Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, poète et mathématicien, physicien, etc., « qui fut tout et qui ne fut rien ». Mais cette appréhension était vaine. Il y avait en Jacques DorpatDeprat deux esprits — si l'on peut préciser ainsi — complètement distincts. Le scientifique n'avait aucun rapport avec le lettré et l'artiste, et l'un disparaissait instantanément pour laisser la place à l'autre.

À dix-neuf ans, il s'était fiancé à une jeune fille aimée depuis l'enfance. À onze ans, il avait décidé qu'elle serait sa femme. Et comme c'était le garçon le moins changeant qu'on pût imaginer, comme la jeune fille partageait ses sentiments, la réalisation de son projet était assurée. Il avait sur l'amour et le mariage des idées très arrêtées et très sévères, probablement héréditaires. Sa mère descendait d'une lignée de pasteurs protestants du Haut-Rhin, et il avait conservé — sans attaches cultuelles — l'intransigeance protestante et la probité à l'endroit de la femme. Il aimait sa fiancée Marguerite avec une sorte de mysticisme, mettant dans l'amour ce quelque chose d'indéfinissable, qui manque aux peuples méridionaux plus sensuels.

Il l'aimait parce qu'elle était belle pour lui. Mais cela n'eût pas suffi. Il l'aimait parce que les années lui avaient permis de connaître — autant qu'il est possible de connaître une autre individualité humaine — sa droiture et son âme scrupuleuse, sa fierté et son intelligence. Douée d'un tempérament d'artiste, elle avait un sentiment profond de la musique, avec une voix émouvante et belle.

Il considérait comme le bonheur suprême qu'elle l'aimât et il ne concevait pas qu'elle pourrait cesser de l'aimer.

Il partit pour l'Orient et en revint avec les éléments d'une thèse. Il se mit alors à commettre des maladresses. Il s'apprêtait à étudier ses documents dans un établissement scientifique de la métropole. Mais un de ses confrères, GuéraldeJ.-L. Giraud, plus âgé que lui d'une dizaine d'années et qui préparait également une thèse, lui dit : « N'allez pas chez ValbertM. Boule. Il publie les résultats des jeunes qui ne peuvent protester. » Il prit ses renseignements et sut que le mot de GuéraldeJ.-L. Giraud était exact. Il s'en alla dans un autre laboratoire avec ses documents, et à quelqu'un qui l'interrogea, il communiqua ingénument sa raison. Ce quelqu'un renseigna tout de suite ValbertM. Boule, DorpatDeprat s'en aperçut plus tard...

Il était tout d'une pièce et sa façon d'apprécier certains actes blâmables s'étalait naïvement. Il avait la haine du charlatanisme, et, sans indulgence, il mettait avec force le doigt sur les travers de cet ordre. Il se fit ainsi un nombre respectable d'ennemis et naïvement encore, il l'ignora. Tout ceci avait encore pour cause la vieille hérédité protestante, intransigeante et sans nuances. Les circonstances de sa vie scientifique le mirent en rapport, à un moment donné, avec un confrère nommé MüggeÉ. Haug, issu d'une famille du Brandebourg, établie en Alsace. MüggeÉ. Haug avait fait toutes ses études en Allemagne et pris ses grades à l'université de Halle. Il avait toute la lourdeur prussienne, et il avait fallu l'innocence de l'hospitalité française pour l'accueillir en Alsacien rentré au giron de la patrie. DorpatDeprat l'avait connu maître de conférences, quand la chaire magistrale était occupée par un maître de valeurE. Munier-Chalmas. Il avait vu MüggeÉ. Haug plat et obséquieux, humble et approbatif devant le titulaire. Le professeurE. Munier-Chalmas était mort. MüggeÉ. Haug avait réussi à lui succéder. DorpatDeprat le revit important, insolent, gonflé, pontife. Comme il ne s'émerveillait pas facilement devant les sots, il lui laissa voir qu'il le méprisait. MüggeÉ. Haug ne témoigna pas qu'il s'en aperçût. Il savait DorpatDeprat aidé par un savant magnifique dont lui, MüggeÉ. Haug, et tous ses pareils, avaient une peur extrême. Ce savant, qui occupait une des plus hautes chaires, investi par ailleurs de fonctions diverses très élevées, créateur d'importantes méthodes scientifiques, et dont le nom resterait à coup sûr illustre dans l'histoire des sciences, joignait une volonté puissante à une droiture parfaite. Certains le surnommaient MoïseA. Michel-Lévy, et vraiment, il avait la grandeur d'un conducteur d'hommes, la force persuasive et l'autorité dominatrice devant laquelle les mauvais n'osent point se manifester.

II

Dès que DorpatDeprat eut soutenu sa thèse, il se maria. Il réalisait le but principal de sa vie.

Il enseigna pendant quatre ans en qualité de chargé de cours complémentaire à l'Université qui l'avait vu étudiant. Dans l'enseignement, les traitements, à cette époque, n'étaient point un Pactole. Mais il préparait l'avenir. Il accomplit plusieurs missions dans le bassin méditerranéen, publia de nombreux travaux. À vingt-six ans, il commençait à être connu en France et à l'étranger, et on pouvait augurer fort bien de sa carrière scientifique.

Ses deux petites filles étaient nées durant cette période. Il les aima à la folie, heureux de les avoir toujours auprès de lui, les menant promener, toutes petites, les faisant jouer près de sa table de travail. La valeur de son affection pour sa jeune femme n'avait point diminué. Leurs débuts n'étaient pas très argentés, mais ils avaient l'avenir devant eux. Comme DorpatDeprat était totalement dépourvu d'ambition, et incapable de se pousser par l'intrigue ou les manœuvres serviles auprès des gens influents, il risquait d'attendre plus longtemps une chaire magistrale. Tantôt enfermé dans son laboratoire, tantôt parcourant une Sardaigne sauvage ou quelque coin d'Asie Mineure, il pratiquait de moins en moins le monde, et n'apprenait pas à s'en méfier. Il avait pourtant fait déjà quelques petites expériences. Quand il s'était agi de lui confier le cours qu'il professait, certains titulaires qui, la main sur le cœur, lui avaient promis leur concours, avaient voté contre lui. Mais, ayant réussi, il ne fit que rire et la leçon ne lui profita pas. D'ailleurs il y a des gens auxquels — cela leur fait honneur — de semblables leçons ne profitent jamais.

Vers cette époque se plaça l'incident avec le professeur BornierP. Termier. DorpatDeprat commença par renâcler, jura qu'il n'accepterait pas qu'un autre vînt se glisser dans ses découvertes et lui dire cyniquement « part à deux ». Il relisait avec colère le passage de la lettre de BornierP. Termier : « Si vous n'êtes pas prêt encore à publier, nous pourrions, bien entendu si cela ne vous désobligeait en rien — donner à titre d'indication préliminaire, en commun, une note à l'Académie... » Son père, qui avait vu le monde, lui conseilla de rengainer son mécontentement et d'accepter. Il se laissa persuader. Mais, là encore, la leçon fut perdue. BornierP. Termier lui fit des mamours, s'employa pour lui, le traita paternellement. « Après tout, pensa-t-il, il ne s'est pas bien rendu compte de la portée de son acte. L'habitude des gens arrivés de se servir des autres... »

Il avait conservé la même prédilection pour la recherche scientifique. Mais l'admiration respectueuse que ses jeunes années concevaient jadis à l'égard des hommes de science avait reçu des atteintes mortelles. Il en rencontra qui travaillaient avec le plus profond détachement des glorioles scientifiques, se penchant avec ardeur sur l'inconnu pour tâcher d'apercevoir quelque lueur nouvelle dans la nuit. Mais combien ces esprits étaient rares. Pour la majorité, l'idéal consistait dans l'obtention d'une prébende bien rétribuée ou d'une distinction honorifique. Malgré sa volonté de rester étranger aux innombrables polémiques de laboratoires, maintenant engagé dans la foule des scientistes, il ne pouvait fermer les yeux sur les compétitions féroces, les haines acharnées, les vols éhontés. Il voyait des individus d'une médiocrité intellectuelle au-dessous de la moyenne, éblouissant la foule par une réclame ingénieuse, par un psittacisme au service d'une effronterie imperturbable, flagornant bassement les puissants du jour, ne négligeant aucun sale exploit pour se pousser. Le mariage était un moyen très employé.

Il se rendit compte aussi d'un fait essentiel qu'il put vérifier lorsque ses connaissances et son jugement furent assez développés. Beaucoup de savants ou plutôt de gens adonnés à la recherche scientifique, creusaient et recreusaient sans cesse à la même place, produisant des volumes sur des banalités. Ils arrivaient à se créer une réputation de spécialistes dans quelque branche restreinte, tombant par hasard sur une donnée intéressante dont ils étaient incapables de comprendre la portée. Gulliver avait déjà rencontré les mêmes gens à Laputa, mais depuis, leur nombre s'était accru d'une façon prodigieuse.

Il apprit un jour qu'un service de chef des travaux au Conservatoire des Exploitations minérales était vacant. Le titulaire, HeyrierL. Cayeux, un universitaire égaré dans le milieu « ingénieur » de l'établissement — où BornierP. Termier tenait une chaire magistrale — devait être nommé professeur. DorpatDeprat écrivit à HeyrierL. Cayeux pour lui demander s'il ne pourrait poser sa candidature à sa succession. Il aimait beaucoup HeyrierL. Cayeux et eût été heureux de travailler auprès de ce savant qu'il jugeait franc et bon. Courrier pour courrier il reçut la réponse suivante : « Mon cher confrère, le projet ne va plus. Il y a du tirage. Comme je ne suis pas du « Corps » sacro-saint, je rencontre une grosse opposition pour ma titularisation. Cela vous montre ce que vous pouvez espérer ici. En réalité — et cela est scandaleux — le « Corps » se ferme de plus en plus. On en revient au régime fossile du siècle dernier. Plus de gens étrangers au « Corps », fussent-ils aussi qualifiés que possible. Comme préparateurs, rien que des jeunes ingénieurs attendant ainsi les vacances des chaires. Ajoutez qu'un des professeurs désire que son fils obtienne le poste dont vous parlez, afin de lui passer ensuite sa succession. C'est d'un bon père, et hélas, c'est bien de notre époque. Vous voyez que je ne puis rien dans ce milieu qui m'est hostile. Si j'avais, en cette occurrence, été aidé par nos confrères universitaires, j'aurais gagné la partie. Quel écœurement à constater l'indifférence à laquelle on se heurte partout dans notre milieu. Voyez-vous, pour faire bouger nos confrères de Paris, l'intérêt personnel est le seul levier. »

Un beau matin il reçut une lettre de BornierP. Termier : « Voulez-vous, demandait celui-ci, accepter de partir en Indochine ? Vous savez qu'il existe là-bas un institut scientifique. Ce service forme une section dépendant administrativement du Bureau des Ressources naturelles, lequel est dirigé par mon ami l'ingénieur en chef TardenoisH. Lantenois. C'est un homme merveilleusement bon. Vous trouveriez près de lui l'aide la plus bienveillante pour organiser un beau service scientifique. Si vous acceptez, la situation de chef de service vous est réservée. Par vos travaux, votre ardeur, votre exceptionnelle endurance physique, vous êtes un des mieux qualifiés pour cette entreprise. Je vous presse vivement d'entrer en relations avec mon ami TardenoisH. Lantenois. »

DorpatDeprat se sentit indécis. Il songeait au climat pour les siens. D'autre part il avait commencé d'importantes études dans le bassin méditerranéen. Il consulta LebretDeprat **. Celui-ci, après Polytechnique, était allé aux Ponts-et-Chaussées, mais il avait ensuite démissionné, ne voulant pas rester au service de l'État. C'était un esprit libre, incapable d'accepter les attitudes trop approbatives imposées dans la hiérarchie des « Corps » des Mines ou des Ponts, comme d'ailleurs un peu partout à notre époque chez les fonctionnaires. En outre, l'esprit de coterie — poussé à l'extrême dans les « Corps » des Mines et des Ponts — lui déplaisait excessivement, comme à tout esprit droit. Avec cela, une humeur passablement aventureuse, le dédain des âmes fortes pour sa propre vie, qu'il consentait à risquer, pourvu qu'elle fût bien remplie, utile, et qu'elle l'amusât.

— Mon vieux, dit-il à DorpatDeprat, c'est entendu : tu aimes l'exploration. Tu as du cran devant les souffrances physiques. Si le climat était préjudiciable aux tiens, il serait toujours temps d'abandonner... En somme, vie intéressante, beaux travaux scientifiques dans un pays neuf. Mais attention ! Tu te trouveras, toi universitaire, sous les ordres d'un ingénieur. Milieux mutuellement hostiles... Souviens-toi de la lettre d'HeyrierL. Cayeux ! Toi aussi tu es un esprit libre. Il faut que tu voles avec l'espace large devant toi. Et tu auras pour supérieur quelque bureaucrate atrophiant... Gare aux incompatibilités. Je connais mes « camarades ». Tous des grands hommes. Le restant de l'humanité au-dessous d'eux. On te donnera des ordres plus ou moins ridicules en matière scientifique... Ça cassera.

— Ça cassera, dit DorpatDeprat. Il sera temps de le voir...

— Oui, mais tu peux revenir avec des plumes de moins...

DorpatDeprat se dit qu'il n'en coûtait rien de « voir venir ». Une correspondance s'échangea. Les offres du chef du Bureau des Ressources naturelles furent pressantes.

« Administrativement, disait-on, mais ainsi seulement, vous dépendrez de mon service. Vous n'y aurez qu'avantages. Pas ou peu de préoccupations administratives dont vous serez soulagé par moi. Et comme vous êtes plus qualifié que moi au point de vue scientifique, il est entendu que de ce côté vous aurez pleine liberté. Vous serez notre guide, car nous aussi, au Bureau des Ressources naturelles, nous tâcherons d'apporter notre contribution ». En même temps, il adressait à DorpatDeprat diverses brochures, ses œuvres, compilations — sans aucune vue personnelle — des déterminations fournies par divers laboratoires. Avec des éloges un peu outrés, TardenoisH. Lantenois lui parlait des collaborateurs actuels de l'Institut scientifique : un chef de bataillon, le commandant DiezZeil, et un naturaliste, MihielH. Mansuy, ancien ouvrier, arrivé, par la force de sa volonté et un travail acharné d'autodidacte, à des connaissances considérables. Cela plut à DorpatDeprat. Il se sentit d'avance plein de sympathie pour ses futurs collaborateurs, notamment pour MihielH. Mansuy. Il aimait les tempéraments tels que celui qu'on lui présentait là.

TardenoisH. Lantenois lui parlait aussi d'un autre collaborateur, MérionJ.-B. Counillon, dont DorpatDeprat avait souvent vu le nom dans la liste des membres d'une société savante. Le directeur du Bureau des Ressources naturelles ne tarissait pas à son égard en expressions des plus désobligeantes, le qualifiant de « paresseux ». Ce MérionJ.-B. Counillon avait, antérieurement, dirigé l'Institut scientifique, alors que cet établissement — ou plutôt son embryon — appartenait au Service des Études Économiques de la colonie. TardenoisH. Lantenois avait obtenu au ministère — où dans une section il comptait des « camarades » puissants — que l'Institut scientifique fût réorganisé et rattaché au Bureau des Ressources naturelles. Dans cette réorganisation, MérionJ.-B. Counillon perdait la direction de l'institut. Il avait essayé d'empêcher la chose. Mais c'était un brave homme, un peu effacé, sans grands moyens de défense. Il avait perdu la partie et TardenoisH. Lantenois avait conservé un fort ressentiment de cette résistance. DorpatDeprat ignorait tout cela. BornierP. Termier lui présentait TardenoisH. Lantenois comme « merveilleusement bon » : s'il parlait avec tant de dureté d'un de ses collaborateurs, il fallait vraiment que celui-ci ne valût pas cher.

LebretDeprat ** ne connut pas cette correspondance. Il était parti pour la Chine, au service d'une société de construction de voie ferrée. Il ne put s'arrêter au passage et envoyer à DorpatDeprat des renseignements sur TardenoisH. Lantenois, le Bureau des Ressources naturelles et le reste. Pendant ce temps, BornierP. Termier d'une part, TardenoisH. Lantenois de l'autre, pressaient le jeune homme d'accepter. Malgré son détachement de toute ambition il se sentait un peu flatté de cette insistance. Marguerite, avec un désintéressement très rare chez la femme, ordinairement jalouse des occupations trop aimées d'un mari, désirait avant tout qu'il suivît sans arrière-pensée l'appel de ses goûts de chercheur. Pour l'artiste, pour le savant, le danger réside souvent dans la femme. Mais Marguerite, tout en apportant à DorpatDeprat le charme de sa féminité, lui donnait par surcroît l'aide et l'encouragement que l'homme trouve seulement dans une belle amitié masculine.

DorpatDeprat envoya son acceptation définitive.

À huit jours de Marseille, en pleine Mer Rouge, le courrier des Messageries Maritimes, retour d'Extrême-Orient, les croisa. Il portait une lettre de LebretDeprat **. Son ami avait pu descendre au Tonkin pour quelques jours. Il avait recueilli des renseignements, avait rencontré TardenoisH. Lantenois et faisait des réserves. DorpatDeprat et sa femme, appuyés sur la lisse du bastingage, regardèrent le grand paquebot glisser sur l'eau bleue, à quelques centaines de mètres, diminuer et disparaître avec son panache effilé sur l'horizon du large... Si DorpatDeprat avait eu cette lettre avant son départ, sans doute eût-il renoncé à son projet...

III

Il débarqua en Indochine plein d'ardeur et de curiosité. Il avait pratiqué le pourtour presque entier de la Méditerranée, mais les aspects de la nature tropicale lui étaient inconnus. Sa femme, dont l'intelligence s'ouvrait à toute chose nouvelle, s'y intéressa comme lui, dès l'abord. La première impression était bonne. Elle fut renforcée par l'accueil de TardenoisH. Lantenois. DorpatDeprat trouva à la gare d'Hanoï un homme d'une cinquantaine d'années, grand, gros, d'un embonpoint un peu bouffi et de mauvais aloi. Une tête toute ronde aux cheveux coupés court, d'un blond vaguement roussâtre. Des yeux myopes clignotants, une parole hésitante et un peu embarrassée. Les manières étaient d'une cordialité d'apparence un peu exagérée, le sourire un peu trop paterne. DorpatDeprat, prévenu que TardenoisH. Lantenois était « merveilleusement bon », vit dans son sourire éternel et ses compliments flatteurs, une confirmation du propos. Une seule chose le gêna instinctivement : une poignée de main d'une mollesse bizarre ; elle n'étreignait pas, cette main. Trop grasse peut-être. Marguerite avait fait la même remarque.

Le jour même de son arrivée, avant de s'occuper de ses propres affaires, DorpatDeprat s'était fait conduire à l'Institut scientifique. Le laboratoire occupait, avec le noyau des collections futures, trois pièces dans le vaste bâtiment des Services techniques généraux. L'installation était des plus rudimentaires. Une partie des sous-sols servait de laboratoire.

TardenoisH. Lantenois lui présenta les collègues dont il serait bientôt le chef. Il s'entretint avec eux. Le commandant DiezZeil lui montra des cartes et des échantillons... Au bout d'un quart d'heure, DorpatDeprat avait constaté que DiezZeil, ancien sergent, d'une bonne activité militaire et doué de beaux états de service — choses qui n'avaient rien à voir avec les aptitudes scientifiques — avait emmagasiné dans son cerveau, pêle-mêle et sans méthode, toutes sortes de données. Rien n'était digéré. Il avait lu avec énergie des traités de physique et de chimie, sans y comprendre un mot. Dès cette première séance il consterna DorpatDeprat : « Voici, disait-il en lui montrant avec assurance des échantillons géologiques, voici des bélemnites indiquant le terrain liasique. » DorpatDeprat effaré reconnaissait au premier coup d'œil de grands cristaux d'andalousite. Prendre un minéral pour un fossile ! Il n'était pas habitué à des calembredaines de cette envergure. Il regardait TardenoisH. Lantenois à la dérobée. Celui-ci, imperturbable, son sourire paterne figé sur les lèvres, contemplait les échantillons sans sourciller.

MihielH. Mansuy était arrivé sur ces entrefaites. Une haute silhouette puissamment charpentée, maigre, un peu voûtée. Une main vigoureuse avait serré la sienne. Des yeux gris-bleu d'acier avaient fixé franchement ceux du jeune homme. Une voix nette lui avait dit : « Bien content de vous voir arrivé, Monsieur DorpatDeprat, il y a longtemps qu'on vous attend. Nous avons besoin de vous. Il y a bien des lacunes dans notre culture scientifique, avait-il ajouté. Cela nous arrête. Moi, par exemple... je suis un autodidacte... j'ai appris comme cela pas mal de choses. Mais, vous savez, je suis un ancien ouvrier. Mauvais débuts. J'en ai mis pour rattraper... Malgré cela, je suis handicapé. Je désire seulement bien faire dans le domaine où je me suis spécialisé, utiliser la dernière partie de ma vie, proprement. Je crois que je puis rendre des services. »

DorpatDeprat avait regardé attentivement la forte tête osseuse, les yeux pénétrants pleins de franchise. La parole modeste et vigoureuse en même temps l'avait séduit : « Voilà un homme, avait-il pensé, et un homme droit... Une force ! » Et vraiment, quand MihielH. Mansuy se taisait, la forte mâchoire inférieure au repos, au bas du grand visage creusé d'orbites profondes, les longues lèvres minces serrées, donnaient une impression d'énergie étrange, presque inquiétante. Ils avaient parlé paléontologie, et, dans cette science des êtres disparus, MihielH. Mansuy avait montré immédiatement l'étendue de ses connaissances. DorpatDeprat écoutait sa parole courte et saccadée. « Une force, oui. Et il ne parle pas en vain. Il sait... » MihielH. Mansuy l'avait emmené devant une série de fossiles de la région, établissait la filiation de certaines espèces... Ils se mirent à causer avec chaleur. DorpatDeprat était heureux. « Voilà un collaborateur intéressant. Un convaincu ! Il aime la science. Nous ferons du beau travail... » MihielH. Mansuy était une compensation au commandant DiezZeil qui prenait des cristaux d'andalousite pour des bélemnites...

Ils étaient en train d'examiner des polypiers fossiles appartenant au Carboniférien et d'échanger sur ces restes des conclusions concordantes, quand TardenoisH. Lantenois avait interrompu leur colloque animé. « Monsieur DorpatDeprat, je vous présente M. MunteanuU. Margheriti, attaché à l'Institut. » DorpatDeprat avait vu un grand garçon au visage sympathique. C'était un jeune Roumain, venu, à la suite d'une brouille avec son père, à la légion étrangère. Sa tenue irréprochable et sa bonne culture mathématique l'avaient fait remarquer par ses chefs. On l'avait détaché au service topographique. Son engagement devait prendre fin prochainement. Il allait être incessamment naturalisé Français. Dès sa libération il quitterait le service topographique et serait titularisé à l'Institut scientifique, en qualité de préparateur. DorpatDeprat fut conquis tout de suite.

TardenoisH. Lantenois le conduisit chez le directeur général des Services techniques. Là, échange de banalités. Le directeur, MaxenceL. Constantin, un ingénieur en chef de la métropole, était un petit homme mince, noir, cauteleux, bureaucrate dans toute la force du terme. Ce savant, qui se trouvait administrativement sous ses ordres, le laissait complètement froid. Il le reçut avec une amabilité extrême, parce qu'il recevait ainsi tout le monde. — On ne sait jamais quels appuis politiques peut posséder un monsieur qu'on ne connaît pas, et dans toutes les situations du genre de la sienne, pour durer, il ne fallait point avoir d'ennemis politiques —. Ce n'était pas foncièrement un mauvais homme, seulement un caractère neutre, sans valeur, pusillanime à l'excès, terrifié par les allures fracassantes de certains ingénieurs chefs de service placés sous ses ordres, capable par lâcheté des plus avilissantes pleutreries. Il contemplait avec effarement DorpatDeprat, qui, n'ayant pas l'usage des manières spéciales à ce milieu, parlait à TardenoisH. Lantenois d'une façon naturelle, d'égal à égal, ainsi que ses titres et ses travaux lui en donnaient le droit. MaxenceL. Constantin ne concevait pas qu'un individu n'appartenant à aucun « Corps » sacré, ne gardât pas un silence modeste, se bornant à répondre quand on l'interrogeait, en accompagnant ses paroles d'un très humble : « Monsieur l'ingénieur en chef ». DorpatDeprat le tint pour un pauvre homme, et, sur interrogation de TardenoisH. Lantenois, il l'avoua tout naïvement à ce dernier.

— Il faut, dit-il à l'ingénieur, que j'aille voir M. MérionJ.-B. Counillon.

De nouveau, avec une tristesse profonde, TardenoisH. Lantenois déplora l'incapacité du malheureux. Sa façon de parler toucha DorpatDeprat. C'était vraiment l'homme « merveilleusement bon » de BornierP. Termier. Il fallait que MérionJ.-B. Counillon ne valût pas cher pour en courir le blâme prononcé avec une ferme gravité.

Malgré son antipathie pour un paresseux, il alla trouver MérionJ.-B. Counillon. Il vit un homme peu éloquent, l'allure paysanne et gauche, vivant au milieu de ses fossiles. Il n'en tira rien à cette première entrevue. TardenoisH. Lantenois lui avait affirmé que MérionJ.-B. Counillon ressentait une colère profonde à la pensée que le jeune nouveau venu prendrait la direction du service. Il n'en était rien. Mais DorpatDeprat, avec cette prévention, resta sur une froide réserve. Il prit la timide maladresse de MérionJ.-B. Counillon pour une animosité contenue, et leurs rapports débutèrent par ce malentendu.

IV

DorpatDeprat et Marguerite s'installèrent, aidés par le serviable MunteanuU. Margheriti. Ils choisirent une maison sur la périphérie de Hanoï, spacieuse, élevée, entourée de hautes vérandas, dans un cadre de verdures sombres. Devant, un grand jardin, aux arbres déjà vieux — c'est-à-dire, sous les tropiques, âgés de quelques années. Derrière, le jardin botanique épaississait ses frondaisons. Au delà de leur jardin, devant la façade, s'étendait le Tay-Ho, le Grand Lac, nappe d'eau de seize kilomètres de tour, aux rives verdoyantes. Matin et soir la surface tranquille réfléchissait les incendies du ciel tropical. DorpatDeprat et sa femme, enlacés, regardaient, de la haute véranda, le spectacle splendide, nouveau pour leurs yeux de septentrionaux habitués aux teintes douces. Ils se souriaient tendrement, tandis qu'au-dessous d'eux, dans le jardin aux grands caoutchoucs, d'où montait dans la brise le froissement léger des bambous élancés et le bruit soyeux des palmes, ils entendaient le rire joyeux et les appels des petites filles. Et ils trouvaient que la vie était belle et douce. Marguerite faisait beaucoup de musique. Ils recevaient quelques amis. MunteanuU. Margheriti fréquentait chez eux. Ils le savaient très seul, et ils savaient aussi que c'était un brave garçon dont la vie avait été assez bouleversée, désireux de sentir le réconfort de l'amitié. Ils vécurent ainsi entre eux, s'occupant des enfants. Sans le savoir, ils se firent un nombre considérable d'ennemis. On les jugea orgueilleux, parce qu'ils vivaient isolés. Le monde ne pardonne pas à qui prétend se passer de lui...

MihielH. Mansuy aussi devint un habitué de la maison. DorpatDeprat se prenait d'une grande affection pour ce travailleur. MihielH. Mansuy lui contait sa vie. Il avait roulé dans tous les métiers les plus durs, des métiers de force. Avec cela, une soif de connaître. Il disait comment, après des journées de labeur physique appliqué aux plus abrutissantes besognes, il allait suivre les cours publics du soir dans les établissements scientifiques. Dans sa chambre, il passait les heures nocturnes à revoir ses notes, à lire des livres empruntés. Le dimanche, au lieu de se reposer, il se joignait à des naturalistes en excursion. Des professeurs avaient fini par remarquer cet ouvrier assidu aux excursions dominicales et aux conférences publiques. Ils lui avaient ouvert leurs laboratoires. Il avait ainsi travaillé pendant plusieurs années. Un jour, un de ses protecteurs lui avait demandé s'il accepterait d'aller comme préparateur à l'Institut de Recherches scientifiques qu'un Gouverneur généralKlobukowski créait en Indochine. MihielH. Mansuy contait comment il avait cru voir le paradis s'ouvrir devant lui... DorpatDeprat le regardait avec émotion, plein d'admiration pour cette vaillance, pour cet acharnement à vaincre la destinée. MihielH. Mansuy disait : « Si j'avais reçu une forte instruction dans ma jeunesse, je serais monté bougrement haut, moi ! » Les fortes mâchoires se serraient comme sur une proie, les yeux enfoncés contemplaient avec force un but intangible. DorpatDeprat était du même avis et il déplorait pour son vieil ami les hasards défavorables et l'humble milieu qui avaient paralysé sa jeunesse. Mais parfois une violence mal réfrénée éclatait dans les propos de MihielH. Mansuy. De sa vie passée, il lui était resté des tendances révolutionnaires. Il jetait l'anathème au « capitalisme » et aux « milieux bourgeois ». Il avouait même avoir été anarchiste dans une phase de sa vie, qu'il affirmait désavouer. « Je tournais au mauvais gars, disait-il. Mais je sentais ce dont j'étais capable et je haïssais cette société qui ne m'avait pas donné les moyens de me développer et qui m'écrasait. » Il parlait sans cesse de la société future. Communiste, il affirmait que le monde humain n'arriverait au bonheur que par le partage égal. Kropotkine et Karl Marx étaient ses dieux. DorpatDeprat ne le suivait plus alors, mais il se taisait, de peur de le blesser.

DorpatDeprat employa les premiers mois à se familiariser avec une géologie nouvelle dans des courses peu prolongées. Il dressa aussi des Annamites à faire de bons préparateurs. Il poussa l'ingénieur en chef à demander un crédit spécial en vue d'une installation en un local plus spacieux. Ils obtinrent qu'on leur donnât deux grands corps de bâtiment situés avenue Puginier et qu'un projet de musée pour les collections fût établi ; l'ensemble devait former un groupe homogène et commode.

Pendant la première année, TardenoisH. Lantenois entreprit de se débarrasser de MérionJ.-B. Counillon. « J'espère réussir facilement, dit-il à DorpatDeprat, mais quelle tristesse d'être réduit à des mesures rigoureuses. Il ne fait rien. Il faut qu'il laisse la place libre. » Le jeune homme avait peu fréquenté MérionJ.-B. Counillon qui vivait isolé avec une femme indigène. À l'Institut scientifique, il restait confiné dans les sous-sols au milieu de ses échantillons. Si DorpatDeprat avait eu la direction effective du service, il aurait pu vérifier les travaux de MérionJ.-B. Counillon. Mais sa nomination n'était pas encore sortie.

Le projet de mise à la retraite d'office frappa MérionJ.-B. Counillon d'un coup inattendu et violent. C'était pour lui, outre la suppression des moyens de poursuivre les études qu'il aimait, un désastre financier. Il protesta, perdit la tête, clama partout qu'il était victime de la vengeance de TardenoisH. Lantenois, que l'ingénieur l'avait frustré de ses résultats et voulait lui voler le reste de ses documents. Si bien qu'il se mit dans son tort, même aux yeux de DorpatDeprat. Chose grave, MihielH. Mansuy était très sévère pour MérionJ.-B. Counillon. Il en parlait parfois, faisant une allusion courte, pleine du blâme que l'homme pitoyable ne veut pas articuler.

MérionJ.-B. Counillon était sans défense. TardenoisH. Lantenois réussit sans peine.

La mise à la retraite prononcée, DorpatDeprat rencontra un jour MérionJ.-B. Counillon qui, ne voulant pas quitter la colonie et sa retraite ne pouvant lui suffire, enseignait dans une école indigène. Il vit un homme vieilli, très excité. MérionJ.-B. Counillon l'arrêta, lui cria en propos à la fois désespérés et violents sa fureur et sa haine de TardenoisH. Lantenois. DorpatDeprat se laissa conduire chez lui. MérionJ.-B. Counillon lui montra des cartes de régions qu'il avait étudiées et affirma que TardenoisH. Lantenois avait utilisé ses découvertes sans même le nommer. « Il m'a volé ma trouvaille du Jurassique de Cochinchine », clamait le pauvre diable. « J'ai envoyé une plainte au Gouvernement général. » DorpatDeprat savait qu'au Gouvernement on ne comprendrait rien au « Jurassique » de Cochinchine et qu'on n'examinerait même pas. D'ailleurs, MérionJ.-B. Counillon eût-il cent fois raison, c'était pot de terre contre pot de fer. Le jeune savant rentra chez lui remué et indécis, se reprochant de n'avoir pas essayé de se rendre compte par lui-même. Si MérionJ.-B. Counillon avait raison !... L'air de détresse du pauvre homme lui avait causé une vive impression.

Sans avoir l'air de mettre une importance dans ses paroles, il posa une question dubitative à TardenoisH. Lantenois. L'ingénieur mordit ses lèvres et une expression nouvelle passa sur la grosse face blême. L'air paterne disparut... Ce fut si court que DorpatDeprat considéra ensuite comme un fruit de son imagination l'air de haine rageuse et de méchanceté triomphante qu'il avait cru voir passer sur les traits de l'homme merveilleusement bon. Et il en revint à ceci : « MihielH. Mansuy, si net, si droit, juge mal MérionJ.-B. Counillon... Cela suffit pour clore la question. »

Ces incidents passèrent, vite oubliés. LebretDeprat ** descendit un jour au Tonkin. DorpatDeprat lui conta son installation, ses travaux en train. Au récit de l'histoire de MérionJ.-B. Counillon, il resta rêveur. « Et si le pauvre diable avait dit vrai ? » DorpatDeprat s'était senti désagréablement atteint. Il se reprocha de nouveau son indifférence au moment de l'affaire, et ses scrupules le rendirent malheureux.

LebretDeprat ** repartit le lendemain.

Vers la fin de la première année, des nuages montèrent sur le ciel, jusqu'alors sans taches, de leur vie nouvelle.

DiezZeil avait confectionné un étrange mémoire, bourré de mots scientifiques dont la définition même lui échappait. Si bien qu'un jour, interrogé par un officier géodèse sur la signification d'un terme employé par lui dans ce travail, l'ancien sergent avait répondu avec hésitation : « Je ne me souviens pas bien... mais n'est-ce pas que cela fait bien. » La naïveté énorme avait mis en joie l'interlocuteur, un jeune lieutenant d'artillerie, et le mot avait connu la célébrité.

DiezZeil comptait publier son ouvrage dans les mémoires officiels. La chose préoccupait DorpatDeprat. Il avait compris l'impossibilité de donner un pareil document sans discréditer l'institut scientifique. Il s'en ouvrit à MihielH. Mansuy qui l'écouta attentivement. « Vous venez au-devant de mes confidences, dit l'ancien ouvrier. DiezZeil nous ridiculise. Parlez-en à TardenoisH. Lantenois. Allez-y carrément. Je vous soutiendrai. »

Cette question prit un caractère aigu à propos d'un incident.

— Monsieur DorpatDeprat, demanda un jour TardenoisH. Lantenois, avez-vous trouvé des choses intéressantes dans les échantillons de DiezZeil ?

— J'ai dû renoncer à m'y intéresser, répondit DorpatDeprat. M. DiezZeil ne tient nul compte de mes déterminations et les corrige avec la plus grande fantaisie.

— Vous m'étonnez, dit TardenoisH. Lantenois. » Il ajouta, maladroitement : « M. DiezZeil est, n'est-ce pas, un peu susceptible. Peut-être, l'avez-vous, euh... un peu froissé, un peu...

— Oh, Monsieur, dit DorpatDeprat, puisque vous envisagez ainsi la question, vous me mettez à mon aise pour vous dire franchement qu'il est sans doute un parfait militaire, mais à coup sûr un prétentieux ignorant. Je sais qu'il lit avec acharnement des traités de physique, de chimie, d'astronomie, de géologie auxquels il ne comprend goutte. Et ce n'est pas sa faute, puisqu'il manque totalement d'instruction première. »

TardenoisH. Lantenois, très ignorant en géologie, avait prôné DiezZeil comme un savant de haute valeur. DorpatDeprat, tout en considérant le chef du Bureau des Ressources naturelles comme un brave homme, avait vérifié chez lui une vanité incommensurable. TardenoisH. Lantenois était touché dans cette vanité. DorpatDeprat le forçait à voir que DiezZeil n'avait aucune préparation scientifique et qu'il était ridicule. Une partie de ce ridicule rejaillissait naturellement sur celui qui en avait fait un grand homme. Il mordit ses lèvres et jeta son regard en coulisse, geste qui précédait certaines explications difficiles.

— Euh... n'est-ce pas, précisément... ici... je ne puis vous approuver. »

Il parlait avec lourdeur, cherchant ses mots, émaillant ses phrases de « euh » qui traduisaient l'effort laborieux, répétant constamment « n'est-ce pas, ici, précisément ». Il reprit : « Vous êtes, Monsieur DorpatDeprat, euh... qualifié pour juger des questions de votre compétence, mais, n'est-ce pas, ici, précisément... je crains que vous ne soyez pas impartial... M. DiezZeil, euh... ne vous plaît pas... »

L'incrimination était désobligeante et malheureuse. DorpatDeprat était le dernier homme capable de porter un jugement défavorable par passion. Sa nature prompte, toute d'une pièce, se rebiffa.

— Monsieur, dit-il sèchement, je vous préviens que tout le monde trouve M. DiezZeil grotesque, et comme vous allez partout répétant que c'est un savant de premier ordre... » TardenoisH. Lantenois fit un geste de dénégation. « J'ai lu, reprit DorpatDeprat, le rapport dans lequel cela est écrit en toutes lettres. Il faut donc craindre que son ridicule ne retombe sur nous tous. C'est pourquoi je refuse dorénavant toute collaboration avec lui. »

TardenoisH. Lantenois, blême d'ordinaire, devint cramoisi. Il souffla pesamment, mordit ses lèvres et regarda en coulisse. DorpatDeprat avait cette mimique en horreur.

— Euh... n'est-ce pas, ici... précisément... je n'admets pas...

DorpatDeprat n'avait pas su ce qu'il n'admettait pas. Il avait salué et s'était retiré. Il rapporta ce nouvel incident à MihielH. Mansuy : « Tenez le coup, dit celui-ci, j'en parlerai moi aussi à TardenoisH. Lantenois. J'ai de l'influence sur lui. Il faut empêcher absolument que ces sottises ne discréditent l'institut. »

MunteanuU. Margheriti aurait voulu que tout s'arrangeât, car il tenait l'ingénieur pour un brave homme. Mais les choses ne s'orientaient pas dans cette direction. TardenoisH. Lantenois avait fait fausse route. Se croire un géologue remarquable était son violon d'Ingres. Il avait réellement conté partout, depuis deux ans, que DiezZeil était un savant presque génial. Il l'avait écrit dans un rapport officiel, et cela pour montrer son heureux discernement dans le choix de ses collaborateurs.

— Ma chérie, dit DorpatDeprat à sa femme, nous ne resterons pas ici. C'est dommage. Il y avait du beau travail en perspective...

MihielH. Mansuy et MunteanuU. Margheriti l'exhortaient au calme. « Empêchez-le de s'en aller, Madame, dit MihielH. Mansuy. Tout s'arrangera. Il faut organiser tranquillement notre mission en Chine. »

On était au mois d'avril. DorpatDeprat devait partir au début de l'hiver pour les hauts plateaux chinois du sud-ouest, à l'époque où les froids durcissent les fondrières argileuses et les sentiers accrochés au flanc des vallées, et permettent le passage des bêtes de charge. MihielH. Mansuy devait suivre simplement la ligne ferrée en construction dans le bas Yun-nan.

DorpatDeprat se disait avec chagrin qu'il ne conduirait pas cette mission. « Cela aura cassé d'ici là, pensait-il. »

TardenoisH. Lantenois partit pour la France, en congé. DorpatDeprat n'était pas encore titularisé comme chef de l'Institut scientifique. Ce manque de parole ne lui plaisait pas.

Peu après le départ de l'ingénieur, il envoya deux notes à une société savante, l'une sur des documents personnels, l'autre sur des échantillons rapportés par DiezZeil et qu'il avait étudiés à la prière de TardenoisH. Lantenois. Son étude contredisait complètement les affirmations publiées par DiezZeil. Ce dernier lisait pour l'heure, à tout venant, un mémoire sur la structure du soleil, à la grande joie des gens ayant quelques connaissances scientifiques.

Le courrier de retour apporta la lettre suivante de TardenoisH. Lantenois :

« Je reste stupéfait de voir que vous osez faire des communications scientifiques sans me les avoir soumises, et en outre que vous contredisiez un de vos collègues approuvé par moi. J'exige que cela ne se renouvelle plus. »

DorpatDeprat resta d'abord interdit devant l'inconscience énorme. « Fichtre, dit-il, ça sent la caserne ! Conclusions scientifiques admises ou rejetées par ordre !... » Il prépara sa démission. MihielH. Mansuy lui dit : « Pas de résolution désastreuse. Il est excité par DiezZeil. Mais, attendez. Je lui écris. » MunteanuU. Margheriti, de son côté, répétait : « Il n'a pas réfléchi en écrivant. C'est un brave homme. Il regrettera sa lettre... »

DorpatDeprat consentit à différer la remise de sa démission. Mais, laissant de côté toute convenance hiérarchique, il répondit : « Monsieur, vous allez à l'encontre de vos strictes promesses dont j'ai le texte sous les yeux. J'y relis que scientifiquement je suis libre, et je n'eusse jamais accepté autre chose, étant donné nos situations respectives. Si je faisais partie d'un jury de licence devant lequel vous fussiez candidat, je vous refuserais très certainement. Je publierai donc — en dehors des mémoires officiels de l'Institut scientifique — tout ce qu'il me plaira. Je considère que nos relations administratives sont celles d'un recteur et d'un professeur de faculté, pour fixer les idées. Si ces conditions n'agréent pas, au retour de votre réponse, ma démission sera remise. »

Il était indigné. Il écrivit en même temps à BornierP. Termier et au professeur HeyrierL. Cayeux et se prépara au départ, à l'abandon de cet établissement scientifique qu'il aimait déjà, aux espoirs d'une grande œuvre.

Deux mois plus tard, il recevait deux lettres. L'une de BornierP. Termier, très affectueuse : « J'ai vu mon vieil ami TardenoisH. Lantenois. Il est désolé... Il y a malentendu. Il va vous écrire. La lettre vous fera plaisir. Surtout pas de coup de tête !... »

Dans l'autre missive, signée par HeyrierL. Cayeux, maintenant titulaire d'une chaire importante, il lut :

« Mon cher ami, rassurez-vous : nul n'ignore que le manque de connaissances de TardenoisH. Lantenois l'a empêché de voir l'ignorance de DiezZeil, que ce dernier n'a rien du naturaliste et qu'on ne peut collaborer avec lui. On le lui a dit. Donc, ne prenez rien au tragique. Votre devoir est de faire l'impossible pour vous maintenir là-bas. TardenoisH. Lantenois ne restera pas éternellement. N'ai-je pas longtemps rongé mon frein, moi, en me jurant que mon tour viendrait. Imitez-moi dans ce cas, pour la science, pour vous ! Songez au beau domaine à mettre en valeur. Songez qu'un retour prématuré semblerait montrer que vous avez perdu la partie. Et croyez que mes conseils sont dictés par mon amitié. DorpatDeprat, vous avez commencé une grande œuvre... L'abandonner serait faiblesse. Je vous connais. Je suis tranquille. »

DorpatDeprat n'hésita pas... Il resterait. Il était de ceux qu'entraîne du premier coup l'appel à la lutte et aux entreprises généreuses. Et puis, n'avait-il pas la victoire ? Il relut avec un certain contentement les mots : « On le lui a dit ». TardenoisH. Lantenois avait lourdement perdu. Cela satisfaisait son amour-propre.

Une semaine plus tard le courrier anglais apportait la lettre de TardenoisH. Lantenois : « Mon cher DorpatDeprat, je suis peiné de cette série de malentendus. Je l'avoue, vos critiques sur les travaux de DiezZeil m'avaient un peu offusqué. Je savais bien que vous aviez raison, mais j'aurais voulu l'entente parfaite entre vous tous. Alors j'ai écrit, un peu ab irato. Une erreur d'appréciation... Il est entendu que vous êtes libre de publier à votre guise. Nous allons vivre en famille, travailler ensemble. J'écris pour hâter votre titularisation. DiezZeil part en congé. Il ne reviendra pas. Il est en effet très fatigué... Voilà !... Les petits grippements que nous avons eus ensemble ne comptent pas. Je m'embarque prochainement pour vous rejoindre. Bien cordialement à vous. »

DorpatDeprat dit le soir à MihielH. Mansuy qui dînait chez lui :

« C'est un brave homme. Il a rudement marqué le coup et il ne m'en garde pas rancune... Dommage qu'il soit si vaniteux et manque autant de tact. Mais, après tout, chacun a ses défauts. »

TardenoisH. Lantenois revint. DorpatDeprat fut touché de ses attentions. Un peu tardive, la nomination de chef de l'Institut scientifique sortit enfin. TardenoisH. Lantenois attribuait avec indignation ce retard à l'inertie des bureaux. Des rapports très cordiaux se nouèrent entre DorpatDeprat et l'ingénieur. Ils se réunissaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, avec MihielH. Mansuy et MunteanuU. Margheriti, naturalisé depuis peu. DorpatDeprat publia quelques notes et en communiqua auparavant la teneur à TardenoisH. Lantenois. Celui-ci parut très sensible à cette déférence.

Puis DorpatDeprat entreprit un long voyage d'exploration qui le conduisit jusque vers le haut Fleuve Bleu, tandis que MihielH. Mansuy parcourait la ligne ferrée en construction et rentrait au bout de deux mois. Le jeune homme revint en bon état. Son endurance physique lui avait fait traverser sans accrocs le séjour prolongé aux altitudes, les grands froids sous la tente, les étapes épuisantes dans les régions difficiles. Ayant à revoir ensuite des points intéressants dans le Pays des Lacs, il avait profité de la montée du rail pour installer sa femme et ses enfants dans la merveilleuse douceur estivale du Yun-nan oriental, loin de l'été tonkinois moite et étouffant.

C'est alors que LebretDeprat ** l'avait rencontré dans la Boucle.

Chapitre troisième

I

DorpatDeprat, l'œil à l'oculaire d'un microscope polarisant, était juché sur une haute escabelle dans la véranda fermée de son laboratoire. Tout en procédant à des mesures optiques sur des cristaux, il répondait à MihielH. Mansuy. L'ancien ouvrier, assis sur la lourde table, les deux mains appuyées sur le rebord, les jambes pendantes, balançait lentement son grand corps voûté.

— Vous savez, dit-il avec satisfaction, ce sera bien... Vous avez vu les planches qui viennent d'arriver de France. Elles sont bonnes... Et vos cartes, vos coupes à insérer dans le texte ?

— Les premières sont à l'imprimerie. Les bois sont dressés. J'ai vu des épreuves. C'est fin, de bons zincs. Ici, on travaille maintenant la gravure aussi bien qu'en France.

— Vous avez fini de lire mon texte ?

DorpatDeprat se leva et prit des papiers sur son bureau.

— Voilà, j'ai fini.

— Ça se tient ?

— Mais très bien. Les descriptions sont claires et les filiations des espèces bien établies.

— Content de votre appréciation ! Vous savez, fit MihielH. Mansuy de sa voix rude et franche, je n'ai pas appris à écrire, moi ! Je fais ça comme je peux.

— Et c'est excellent, dit doucement DorpatDeprat.

— Ce n'est pas quand j'étais ouvrier stéarinier que je pouvais me perfectionner dans le beau style... — MihielH. Mansuy s'assombrit soudain.

— Coltiner des plaques de bronze !... ah ! nom de Dieu !

Il regardait fixement devant lui, un mauvais rire sur sa face osseuse, la mâchoire serrée. DorpatDeprat le laissait aller. Il connaissait les crises de rancœur de MihielH. Mansuy.

— Tous les métiers !... Les plus rudes !... Les plus sales ! Et le soir, dans ma piolle, crevé, éreinté !... je lisais Lamarck et Spencer. Et maintenant, je fais de la science ! Une revanche sur la destinée !... Je l'ai prise ! Ah, la société ! Et ici, tout ce monde d'imbéciles qui nous entoure, ces caillettes de salons... Quand je passe au milieu de ça ? Lequel d'entre eux aurait fait ce que j'ai fait ? L'autre jour, je voyais ce crétin de résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray faire la belle jambe au milieu d'un tas de dames !... Ah, ma chère, un homme qui a tant d'esprit. Tous ces gratte-papier de bureau, ces propres à rien, quand ils me regardent avec leur air insolent !... je voudrais les écraser !

Il attrapa un maillet et le laissa retomber lourdement sur la table, comme s'il écrasait dans ce geste la société tout entière. MunteanuU. Margheriti, qui travaillait dans la véranda opposée, accourut au bruit.

— Qu'y a-t-il ?

— Rien, dit DorpatDeprat tranquillement. MunteanuU. Margheriti, savez-vous si M. TardenoisH. Lantenois est dans son bureau, ce matin ?

— Je suis passé chez lui. Il m'a dit qu'il vous attendait vers onze heures.

Tout en répondant à DorpatDeprat, il regardait MihielH. Mansuy avec un air hostile. DorpatDeprat feignit de ne pas s'en apercevoir. « MunteanuU. Margheriti, je vous serais bien reconnaissant de presser les dessinateurs. Il faudrait hâter les minutes des cartes. »

MunteanuU. Margheriti sortit. DorpatDeprat posa affectueusement la main sur l'épaule de MihielH. Mansuy.

— Mon excellent ami, oubliez le passé... Vous n'êtes plus l'ouvrier MihielH. Mansuy. Vous êtes un savant qui peut laisser une œuvre...

— Un peu tard pour cela, dit sarcastiquement MihielH. Mansuy.

— Pourquoi ? Ici, la matière est considérable. Vous aurez toutes mes récoltes de fossiles et celles des autres collaborateurs.

— J'ai cinquante-quatre berges sonnées, dit MihielH. Mansuy qui affectait souvent de parler argot.

— Vous resterez ici tant que le climat vous le permettra. D'ailleurs vous êtes solide... Et vous savez que je ferai tout pour vous mettre en vedette, je vous connais trop pour ne point savoir que vous ne regretterez pas la situation à laquelle votre intelligence vous aurait conduit dans d'autres conditions. Vous êtes un désintéressé. Votre seule ambition, vous me le répétez souvent, est de laisser un nom honoré dans les sciences. La chose est assurée... Alors, pourquoi vous tourmenter à propos du passé, vous, MihielH. Mansuy, l'apôtre de la marche en avant ?

Il prit sur la table un échantillon de roche qu'il examina machinalement. Sans lever les yeux sur MihielH. Mansuy qui le regardait avec des yeux singuliers, il reprit :

— Et puis, pourquoi tant en vouloir à la société ? Elle est bien mauvaise, bien cruelle, c'est vrai. Mais croyez-vous que le véritable talent ne perce pas immanquablement ? Et à n'importe quelle époque. L'exemple d'Amyot, ou celui de MihielH. Mansuy... à des siècles d'intervalle... de MihielH. Mansuy et de tant d'autres. Vous avez perdu des années... c'est douloureux ; c'est injuste... Mais croyez-vous que j'aurais pour vous la même admiration si votre vie avait été paisible et toute tracée, si la destinée vous avait mené par la main, comme tant de petits jeunes, intelligents d'ailleurs, que nous voyons acquérir une rapide notoriété parce que tout les favorise ?

Il prit un burin et détacha une parcelle de l'échantillon.

— Hier encore, je vous écoutais parler, en les raillant, de HazebrouckB. Denain, de BretonneauA. Normandin, de tous ces jeunes qui font tant de bassesses pour attraper plus vite le grade supérieur... Vous aviez joliment raison.

MihielH. Mansuy le regardait toujours avec la même expression... DorpatDeprat leva la tête. L'expression disparut.

DorpatDeprat, dit MihielH. Mansuy, avec sa manière rude, donnez-moi la main. Vous êtes un chic garçon. J'ai de la veine que vous soyez venu ici !

— Pourquoi, interrogea DorpatDeprat. Moi, je vous dois beaucoup. Oui, je vous dois d'admirer une force de caractère et de trouver l'occasion d'une belle œuvre encore en vous aidant.

MihielH. Mansuy serra énergiquement la main du jeune homme.

— Regardez ce gneiss, dit celui-ci. Dans la région de Yen-bay le graphite y forme des lits de paillettes comme le mica. Le fait n'est pas unique. Mais il est rare ailleurs. Inutilisable du reste... » MihielH. Mansuy prit l'échantillon qu'il lui tendait. « Oui, dit-il, curieux... » Visiblement il pensait à autre chose, retournait une question qu'il hésitait à formuler. DorpatDeprat, tout à son gneiss, plaça une préparation sur la platine du microscope. « Tenez, dit-il en mettant au point avec la vis micrométrique, regardez la disposition des feuillets... » MihielH. Mansuy, distrait, regarda. Tout à coup il se décida.

— Comment arrangerons-nous le titre de la mission en Chine ?

— Comme nous en avons parlé déjà : « Explorations dans la Chine du sud-ouest... »

— Ce n'est pas cela. L'ensemble du titre ? Il y aura vos fascicules, plus considérables que les miens. Vous avez la géologie générale, la géographie physique, les plissements, les cartes et coupes... Moi, j'ai mon simple fascicule, avec les planches... Je sais bien que c'est important... Seulement, je veux dire...

Il hésita encore devant une demande qui le gênait. DorpatDeprat ne voyait rien. Il se décida.

— Je veux dire ceci : mettrons-nous sur vos fascicules : « Explorations, etc., par J. DorpatDeprat », et sur le mien : « Description des fossiles par H. MihielH. Mansuy », ou — sa voix perdait de sa fermeté habituelle — un grand titre général, sur tous : « Explorations, etc., par J. DorpatDeprat et H. MihielH. Mansuy... sur les vôtres et le mien. Moi, je n'ai fait que la ligne ferrée...

DorpatDeprat le regarda bien en face. « Je vous ai dit que je voulais aider de toutes mes forces à réparer le tort que vous ont fait les circonstances... On mettra : « Explorations dans la Chine du sud-ouest, par J. DorpatDeprat et H. MihielH. Mansuy. Et j'étais si bien décidé... Tenez... »

Il alla prendre une feuille de papier dans un tiroir. « Voici le projet de titre... »

MihielH. Mansuy lui secoua de nouveau la main, vigoureusement. « Vous êtes un riche garçon. J'accepte — le ton de rude franchise sonna de nouveau — parce que ça vient de vous. J'ai un peu de honte quand même. Vous avez bougrement jambonné là-haut... Allons... Ça sera pour ce que j'ai fait avant... Et puis, vous savez, je me dis qu'après tout j'ai bien mérité de la science dans mes propres études. J'ai fourni un sacré labeur. Il y avait des espèces difficiles à identifier...

— Mon vieil ami, je vous en prie, dit affectueusement DorpatDeprat... je suis heureux de faire cela pour vous.

— N'est-ce pas ? dit MihielH. Mansuy. Nous sommes des hommes, nous autres, et nous savons l'un et l'autre ce que nous valons. En tout cas, merci !

Il semblait vouloir refréner une émotion sous une brusquerie voulue.

Il s'en retourna dans son laboratoire. DorpatDeprat entendait sa voix sourde interpellant son préparateur indigène. Il l'écoutait, attendri. Il aimait cette franche et rude nature. Il admirait de plus en plus son énergie et ses connaissances abondantes. MihielH. Mansuy n'était pas seulement naturaliste ; il avait lu, beaucoup et bien. Cet ancien ouvrier parlait en connaissance de cause de Shakespeare ou de Corneille, de Hugo ou d'Ibsen. Une vaste intelligence, sans conteste, malheureusement privée des studieuses années fécondes de la jeunesse. DorpatDeprat se sentait heureux de sa décision. En englobant le nom de MihielH. Mansuy dans la rubrique générale de son titre, il donnerait à celui-ci par moitié l'honneur des explorations. Il ne les avait pas faites...

Et après ? Il se disait que cet énergique n'aurait pas boudé devant la besogne, le cas échéant. Et, dans son affection et son désir généreux de l'aider, il grossissait les mérites de son ami.

L'Institut scientifique était maintenant installé dans les bâtiments de l'avenue Puginier. Le musée était construit. DorpatDeprat traversa la grande cour et s'en alla, entre les plates-bandes qui commençaient à fleurir, vers les salles de cartographie. MunteanuU. Margheriti était sous la véranda et le regardait venir.

— Le travail avance-t-il ? demanda DorpatDeprat. MihielH. Mansuy part sous peu. Il faut que tout ce qu'il doit montrer en France soit prêt bientôt. — Ça va, dit MunteanuU. Margheriti, ça sera prêt... Qu'est-ce qu'il avait tout à l'heure, l'Ursus spelaeus ? — Il surnommait MihielH. Mansuy : « Ursus spelaeus », l'ours des cavernes des temps quaternaires, au mécontentement de DorpatDeprat. Il reprit : « Je l'entendais brailler d'ici. Pourtant, il devrait être content de son sort, celui-là !

— À d'autres, pensa DorpatDeprat. MunteanuU. Margheriti, vous êtes sans indulgence pour MihielH. Mansuy. — Il me le rend, dit MunteanuU. Margheriti. — D'accord, et cela m'ennuie beaucoup. Des travers... il en a... tout le monde en a. La vie ne l'a pas gâté. Ça l'a rendu un peu escarpé... — C'est vous, dit MunteanuU. Margheriti, qui le gâtez trop. Et si vous croyez qu'il vous en sait gré ! »

DorpatDeprat, impatienté, quitta MunteanuU. Margheriti. Le grand garçon le vit monter sur sa bicyclette, traverser la cour et filer sur l'avenue. Alors il leva les bras avec un geste de colère un peu comique. La bonne figure sincère exprimait un réel désappointement. Il rentra dans la salle des dessinateurs en maugréant et épuisa sa mauvaise humeur sur le dessinateur Nguyen Van Thanh qui, au lieu de travailler aux figures du mémoire sur la Chine du sud-ouest, fignolait des lavis d'insectes à l'encre de Chine sur un petit lampion en papier, fort gracieux d'ailleurs. Thanh s'étonna du ton furieux de MunteanuU. Margheriti qui l'appela bourrique indigène et menaça de le mettre à la porte. Mais MunteanuU. Margheriti était doux et ses emportements ne duraient point. Les dessinateurs se rassurèrent très vite, mais manifestèrent beaucoup de zèle jusqu'au tam-tam annonçant la sortie.

II

À partir de l'avenue Borgnis-Desbordes, DorpatDeprat roula sous les frais ombrages jusqu'au Petit Lac. Il descendit de machine et alla s'asseoir sur un banc, sous les ilang-ilang. Le Petit Lac étendait sa nappe teintée en vert par les algues minuscules, sous le clair soleil d'hiver. Le Pagodon, sur une petite île, la Bibliothèque — autre pagode sur un autre îlot, blanche au milieu des frondaisons, reliée à la rive par l'arc rouge du pont de bois laqué, allongé comme une grande crevette vermillon par-dessus l'eau d'un vert sombre, formaient un ensemble exquis, le type de ces gracieux paysages popularisés en Occident par les estampes japonaises. Aspects bien curieux pour l'observateur qui, détournant ses yeux de la vision extrême-orientale, voit, à quatre-vingt-dix degrés sur la droite, la perspective de la rue Paul-Bert : immeubles européens, grands magasins que le soir emplit de lumières. Le théâtre, aux faux airs de Grand Opéra, énorme construction d'un mauvais goût déplorable sous un ciel oriental, barrait, au fond, l'importante artère pleine d'automobiles et de victorias. Les Annamites, en turban noir et surtout noir sur leurs costumes blancs, passaient en chantant leur langage aux brusques infléchissements toniques.

Il se laissait aller au bien-être de la joie intérieure. Les travaux scientifiques lui procuraient les ravissements intimes que n'imaginent point les âmes portées au gain. Et chose supérieure, il possédait l'amour d'une femme rare, demeurée pour lui la jeune fille de son adolescence, autre lui-même, confidente de toutes ses pensées, de ses joies de découvreur, de ses enthousiasmes littéraires et artistiques. Oui, il était heureux, et il n'envisageait point une fin à ce bonheur.

Il tira sa montre et fit tomber un papier. « C'est vrai, LebretDeprat ** arrive ce soir. » Il remit la dépêche dans sa poche et enfourcha sa bicyclette. Il arriva aux Services techniques, grands bâtiments d'une morne banalité, qui, avec un certain nombre d'autres édifices, ne contribuaient pas à l'embellissement de la capitale. Il monta au premier étage et suivit les larges vérandas extérieures. Les plantons indigènes le saluaient au passage. Par les portes ouvertes il voyait les chefs de bureau européens, assis devant leurs tables au drap vert, dans le cliquetis incessant des machines à écrire manœuvrées par les dactylographes annamites aux doigts prestes.

Il entra chez TardenoisH. Lantenois. L'ingénieur, assis derrière sa table, tourna vers l'arrivant sa grosse face ronde, aux traits sans distinction. Son sourire habituel, que l'abus rendait banal, se dessina tout de suite. Il tendit la main à DorpatDeprat, avec son geste bizarre sans étreinte, semblant à la fois donner et retirer. DorpatDeprat avait toujours l'impression d'un mouvement sans franchise, et le contact de cette main, molle comme un paquet de lard, lui causait une sensation peu agréable. TardenoisH. Lantenois retira son lorgnon à monture d'or. Il essuyait les verres en fixant sur le jeune homme ses gros yeux loucheurs de myope : Asseyez-vous près de moi, DorpatDeprat. Voilà, précisément, ici, n'est-ce pas... nous avons, euh... des choses intéressantes à voir ensemble, n'est-ce pas, ici... »

— Vous avez fini de lire mon texte ? Cela va ?

— Si cela va ?... C'est é-pa-tant... Je viens d'écrire à BornierP. Termier. Je lui dis : « DorpatDeprat, euh... est un savant de premier ordre. » C'est remarquable, n'est-ce pas, ici, précisément...

L'appréciation ne gonfla pas d'orgueil le cœur du jeune homme. Il était en train de penser que l'ingénieur avait employé jadis les mêmes expressions à propos de DiezZeil.

— Nous allons décidément faire de l'Institut scientifique un établissement é-nor-me, n'est-ce pas, ici... é-nor-me ! Nos travaux, voyez-vous, DorpatDeprat, sont très appréciés partout...

— Merci pour le « nous », pensa DorpatDeprat. Depuis quelque temps, TardenoisH. Lantenois abusait un peu de ce genre de réflexion.

Certes, l'ingénieur avec un zèle louable, ne manquait pas une occasion de trompetter la richesse des découvertes de DorpatDeprat, l'ingéniosité de ses vues. Il en était même parfois un peu ridicule. Il bloquait dans un coin, de son énorme corps boudiné, quelque interlocuteur. Il lui exposait, à grand renfort de « n'est-ce pas, précisément, ici », l'intérêt é-nor-me des travaux de DorpatDeprat et de MihielH. Mansuy. Il fallait lui en être reconnaissant. Vaniteux, mais brave homme. Seulement, il ajoutait maintenant un petit couplet à la chanson. Il terminait — quand DorpatDeprat n'était pas là — en exposant comment lui, l'ingénieur en chef, savait orienter ses collaborateurs vers les recherches à effectuer, grâce aux vues qu'il leur suggérait. C'était léger, un effleurement... Mais l'interlocuteur était conduit à voir en TardenoisH. Lantenois le génie directeur de l'Institut scientifique, l'inspirateur guidant ses travaux de très haut. DorpatDeprat l'avait su. Cela l'agaçait. Il lui semblait que TardenoisH. Lantenois cherchait à « profiter de sa voiture », à se glisser dans sa jeune notoriété.

TardenoisH. Lantenois posa sa lourde main molle, aux poils roussâtres, sur les pages dactylographiées du manuscrit : « Explorations dans la Chine du sud-ouest. » « Vous avez fourni un travail é-nor-me, co-los-sal... Ah, vous avez de la chance d'avoir pu vous spécialiser dans la science pure... » Il laissa tomber les coins de ses lèvres et poussa un soupir tragique. « Moi, je suis pris par cette sacrée législation sur l'hydraulique. Mon œuvre à moi... phh... terriblement compliquée, n'est-ce pas, précisément, ici... » Il hochait la tête d'un air sagace, en écartant les bras avec un souffle anhélant, comme si la confection de la nouvelle législation sur l'hydraulique dût être une montagne à soulever.

— Alors, dit DorpatDeprat qui ne tenait pas à perdre du temps, voulez-vous me rendre le manuscrit ? Je veux l'emporter pour mettre en place les maquettes des figures.

— Non, non, pas si vite. Là, n'est-ce pas, précisément. Mettez votre chaise près de la mienne. Ici, euh... n'est-ce pas, j'ai... euh... quelques petites observations à vous soumettre. J'ai noté au crayon... n'est-ce pas, les passages, euh... voilà : page 4, dans la géographie physique — quelle belle analyse, j'admire... réellement. Euh... voilà... j'aimerais mieux, sans changer rien à l'idée... n'est-ce pas... j'ai modifié quelques lignes ; les voilà en marge, n'est-ce pas, précisément... Lisez vous-même. Je crois avoir réussi à donner plus de... euh... clarté n'est pas le mot... plus d'éclat à votre pensée...

DorpatDeprat sentit, comme Cyrano, son sang se coaguler. Il lut. Sa phrase claire, lucide, nette, disant exactement ce qu'elle voulait dire, — non dépourvue d'élégance littéraire — était devenue un pathos visqueux, confus, s'allongeant comme un macaroni riche en fromage. Un effort cérébral était nécessaire pour comprendre. Il restait atterré et furieux. TardenoisH. Lantenois, très content de lui-même, tournait les feuillets...

— Ah, voilà... ici encore... euh... l'exposition demandait peut-être une petite modification. N'est-ce pas, précisément... voilà ce que j'ai écrit en marge. Je vous soumets... Lisez... C'est peu de chose, mais comme cela rehausse, n'est-ce pas ? Cela précise, euh... n'est-ce pas, précisément... Il n'y aura qu'à faire recopier ces pages.

DorpatDeprat lut. « Quel ignoble délayage ! Alors voilà ce qu'il veut faire de ma prose ! » Il sentait la colère l'envahir. Sa jeunesse bouillonnait. Pourtant il se contint. TardenoisH. Lantenois lui montra ainsi une vingtaine de passages susceptibles, à son sens, de gagner beaucoup grâce à ses suggestions.

« Vous concevez, n'est-ce pas, précisément, ici... comme ce sera plus clair... » DorpatDeprat se sentait devenir raide et froid.

— Il est midi, s'exclama TardenoisH. Lantenois. Nom d'un petit bonhomme, je vous retiens. Madame DorpatDeprat doit vous attendre. Revenez donc... euh... vers deux heures, n'est-ce pas ? Nous recauserons de tout cela. J'ai encore pas mal de passages à vous signaler... Je suis vraiment content, mon cher ami, quel beau service scientifique nous allons développer !

DorpatDeprat se tenait à quatre. Il sentit qu'il allait tout casser s'il ne partait pas. « Mon manuscrit ! Gros pataud !... défigurer ainsi mon texte. Et on m'attribuerait ces phrases d'hippopotame, ce verbiage en pâte de berlingot... » Il attrapa son casque.

— Attendez, dit précipitamment TardenoisH. Lantenois, j'oubliais... je gardais quelque chose pour la bonne bouche. » Il se leva sans grâce, cogna sa chaise qu'il renversa et fouilla dans son veston, maladroitement. « Voilà, n'est-ce pas... Une lettre reçue ce matin... Vous savez que la section géographique de l'Académie des Sciences comprend un certain nombre de camarades à moi. J'avais écrit en disant que la Section s'honorerait en vous distinguant, vous et MihielH. Mansuy, pour un prix. Je faisais ressortir la valeur é-nor-me de vos travaux à tous deux. Or VernolletH. Douvillé m'écrit que la commission du prix VéretskofTchihatcheff est disposée à vous attribuer ce prix... qu'il ne s'agit plus, n'est-ce pas, que d'une formalité.

Le prix VéretskofTchihatcheff était un beau prix. Malgré son dédain pour les distinctions, DorpatDeprat se sentit content. Ses scrupules le ressaisirent. Il remercia cordialement l'ingénieur et s'en alla porter la bonne nouvelle à sa femme. Il la trouva contant des histoires aux petites filles.

— Tu ne vas pas le laisser massacrer ton texte ? dit-elle, au récit de la séance.

— Jamais... Un auteur conscient de son œuvre est un pleutre s'il accepte ça. Mais sa ridicule vanité est gênante. Je ne veux pas endosser la paternité de ses laïus et d'autre part, puis-je lui faire de la peine en lui faisant comprendre qu'il est diffus et pesant... Ce n'est vraiment pas commode.

Après le déjeuner, il joua avec les petites filles qui faisaient marcher un chemin de fer à mécanique. On avait apporté du sable fin pour des travaux de maçonnerie et il en restait un tas humide dans le jardin. DorpatDeprat fit un trou au flanc du tas, et dans le fragile tunnel, il installa les petits rails de fer-blanc, sous les yeux satisfaits des enfants. Un instant après, le jardin retentissait de cris joyeux à la vue du train minuscule passant et repassant sous la voûte de sable, jusqu'au moment où l'instable construction s'effondra : « Petit papa, dit l'aînée, c'est comme au Nan-tiNan-ti. » Pour ces enfants habituées à franchir chaque année de formidables éboulements, à grimper par-dessus des tunnels crevés, portées par des coolies sur des pentes à donner le vertige, quand il fallait rattraper la voie au delà des coupures, la comparaison venait toute seule. « Oui, dit-il, comme au Nan-tiNan-ti. » Il se tourna vers Marguerite : « La vérité sort de la bouche des enfants. Si certains les entendaient... Constructions sur du sable. » Il embrassa les petites, très affairées à déblayer l'éboulement et traversa le jardin aux grands arbres. « J'irai attendre LebretDeprat ** à la gare », dit-il à Marguerite qui l'accompagnait. Il monta sur sa machine et s'en alla par la voûte d'ombrages du Grand Bouddha. Il se retourna plusieurs fois pour regarder une forme blanche qui lui faisait des signes d'adieu. Il prit par les rues annamites grouillantes de vie, aux noms rappelant les corps de métiers, comme au Moyen Age européen : rue des Tasses, rue du Cuivre, de la Soie. Il était attentif à éviter les pousses rapides surgissant entre les obstacles, les restaurateurs ambulants et les groupes de femmes causant dans la rue sous leurs vastes chapeaux de latanier aux glands noirs.

Il trouva un TardenoisH. Lantenois plein d'aimable impatience. Ils passèrent deux heures à revoir le manuscrit. Les perfectionnements apportés au texte se multiplièrent. TardenoisH. Lantenois lisait tout haut et retrouvait sans cesse de nouveaux éclaircissements à introduire. « Croyez-vous, dit DorpatDeprat sur un ton conciliant, que ceci explique mieux... Il me semble qu'ici la version première, plus concise, présente mieux l'image. » TardenoisH. Lantenois relut soigneusement. Mais sa prose le ravissait. Ayant rarement l'occasion de publier, il introduisait avec jubilation ses lourdes phrases dans le texte de DorpatDeprat. Il collaborait... mieux encore : il rendait supérieur l'ouvrage du jeune savant. Il songeait qu'il pourrait dire aux gens, avec modestie : « Je lui ai suggéré des aperçus nouveaux... quelques points, mais, hein ! des points gros de conséquences. » Il était véritablement doué d'une énorme et puérile vanité, pas assez intelligent pour avoir conscience du manque de tact. DorpatDeprat était consterné : « Nom d'un petit bonhomme, répétait TardenoisH. Lantenois épanoui, comme cela va bien. Et notez que je ne change rien à vos idées, n'est-ce pas... ici... je ne me le permettrais pas. C'est la présentation seulement, n'est-ce pas, ici, précisément... Ah, la présentation !... C'est tout, voyez-vous. Une œuvre mal présentée... Ce n'est pas le cas de la vôtre... nous faisons à peine des retouches... Une œuvre mal présentée perd toute sa force, n'est-ce pas, ici ?... »

— Heureusement, pensait DorpatDeprat, qu'il ne met pas en écrivant : « N'est-ce pas, précisément ici, euh » à tout bout de phrase.

Il quitta l'ingénieur dans un grand état de perplexité. L'autre lui donnait rendez-vous au lendemain, pour continuer. Ils étaient à la page soixante-quinze... Il y en avait quatre cent trente trois... Avant d'aller prendre LebretDeprat ** à la gare, il se rendit auprès de MihielH. Mansuy qui emballait, pour les emporter en France, des fossiles expédiés par DorpatDeprat durant son voyage : « Ce sont ceux que je présenterai là-bas, dit-il... Vous avez vu TardenoisH. Lantenois ? Vous savez, pour le prix VéretskofTchihatcheff ?... — je sais, dit DorpatDeprat, mais écoutez ce qui m'arrive... » Il conta son affaire. MihielH. Mansuy avait l'air gravement attentif qui lui était habituel. « Vous comprenez, conclut DorpatDeprat encore agacé, cela ressemble un peu, dans son genre, aux homélies de l'archevêque de Grenade. — Ce n'est rien, dit MihielH. Mansuy, rien du tout... TardenoisH. Lantenois m'écoute. Ce soir je dîne avec lui... Je lui parlerai de ça. Il comprendra très bien. » Il ne se vantait pas. Il exerçait effectivement une grande influence sur l'ingénieur.

MunteanuU. Margheriti, à la confidence, pouffa de rire. « Oui, j'ai vu ses annotations en marge de vos feuillets. Je vous comprends... Il n'est pas très concis. Je lui dirai ce soir que nous avons besoin du texte pour placer les maquettes. Et en douce, je tâcherai de l'amener à penser que ça peut vous vexer un tantinet... »

III

— Monsieur MihielH. Mansuy, que tu as vu passer sur la ligne de Lao-kay à Yun-nan fouKunming... MihielH. Mansuy, mon ami LebretDeprat **, ingénieur, ancien élève de Polytechnique...

LebretDeprat ** s'inclina poliment. MihielH. Mansuy l'enveloppa d'un coup d'œil investigateur qui se heurta au regard net de LebretDeprat **.

— J'ai amené mon ami LebretDeprat ** pour lui faire visiter notre installation. Faites les honneurs de chez vous, MihielH. Mansuy.

— Volontiers, dit MihielH. Mansuy... DorpatDeprat, j'ai vu TardenoisH. Lantenois hier soir. Je lui ai touché un mot de votre mémoire. Il a compris... C'est arrangé.

— Dites donc, interrogea gaîment DorpatDeprat, vous n'avez pas fait allusion à mon propos sur les homélies de l'archevêque de Grenade ?...

MihielH. Mansuy tourna la tête et regarda par la fenêtre pour suivre attentivement des yeux un Annamite du Service. « Je ne suis pas un enfant, jeta sa voix rude... Alors, Monsieur, fit-il en se retournant vers eux, vous voulez visiter l'antre des casseurs de cailloux. Eh bien, ici, vous êtes chez le « coquillard ». Ma sphère est restreinte. Je ne conduis pas les synthèses magnifiques de DorpatDeprat sur les grands mouvements de l'écorce terrestre... Trinh, le portoir dans lequel j'ai mis des échantillons tout à l'heure...

Un préparateur annamite alla chercher un portoir et se trompa.

— Quelles brutes que ces gens-là, dit la voix rude. Ils font pourtant la même chose tous les jours... Oui, celui-là... Je vais vous faire ouvrir les oreilles ! L'Annamite troublé déposa le portoir un peu brusquement.

— Nom de Dieu de crétin... il va tout casser. Foutez-moi le camp !

L'Annamite ne se le fit pas répéter. Les manières abruptes de MihielH. Mansuy, ses explosions, ses appels impérieux, terrifiaient les indigènes de l'Institut. Ils aimaient MunteanuU. Margheriti et le chef, DorpatDeprat, avec lequel ils avaient des rapports moins directs, mais qui les traitait toujours avec bienveillance. MihielH. Mansuy ne tarissait pas là-dessus en représentations et en critiques. « Ils se foutent de vous, répétait-il. Moi, je les dresse ! » DorpatDeprat trouvait qu'il les dressait trop, mais par égard pour MihielH. Mansuy il ne disait rien. MunteanuU. Margheriti se gênait moins et il en était résulté plusieurs discussions de caractère désagréable.

— Tenez, dit MihielH. Mansuy, ceci contient des choses intéressantes. C'est vieux, très vieux... du Silurien supérieur. DorpatDeprat m'a expédié ça du Kwéi-tchéou. Peu à peu il s'anima. La froide réserve du début s'effaçait sous la satisfaction de montrer son érudition. Il connaissait véritablement son affaire et il était intéressant. Il s'embarqua dans des démonstrations phylogéniques, posant les filiations d'espèces. DorpatDeprat, content, regardait LebretDeprat **. MihielH. Mansuy s'interrompit tout à coup. « M. LebretDeprat ** n'est pas du bâtiment... j'oublie ça... Quand j'enfourche mon dada... »

— Vous m'intéressez fort au contraire. Mais je vous fais perdre un temps qui vous serait utile...

Ils se saluèrent assez froidement. MihielH. Mansuy, sorti de ses études, avait repris son air contraint. DorpatDeprat emmena son ami vers l'autre corps de bâtiment. MunteanuU. Margheriti vint les saluer : « Tout va très bien, dit-il à DorpatDeprat... Je l'ai vu ce matin. Je lui ai dit, après avoir amené la conversation sur votre manuscrit : « Mais cela ne peut-il contrarier M. DorpatDeprat ?... Un auteur qui a fait ses preuves... n'est-ce pas, hein ! Sans qu'il en dise rien ?... » Il a eu l'air de tomber des nues et il m'a dit tout de suite qu'il aurait dû y penser, que votre susceptibilité d'auteur avait pu être atteinte en effet. Il m'a demandé avec insistance si je croyais que vous fussiez vexé. Il était tout remué. Pour le calmer, je lui ai affirmé que non... Il a des travers, mais il est vraiment bon. »

DorpatDeprat fut un peu gêné par l'affirmation que TardenoisH. Lantenois avait paru tomber des nues. « Pourtant, se dit-il, MihielH. Mansuy lui en avait parlé hier soir... Au fait, j'en cherche sans doute trop long ».

— Qu'est-ce qui produit ces odieux grincements ? demanda LebretDeprat **.

— Les appareils à plaques minces. Viens voir. Tu sais que j'ai quelque habileté manuelle. Je sais faire les préparations minces de roches pour l'examen microscopique. Et il faut que ce soit mince : deux centièmes de millimètres pour l'examen optique en lumière polarisée. C'est important pour la détermination des roches et l'étude des minerais. Tu sais peut-être, par exemple, que l'étain se trouve toujours dans les granites à mica blanc, le nickel dans les roches lourdes à péridot. L'art des mines tend à sortir de l'empirisme de jadis et à devenir précis. Mais justement cette précision est méprisée chez nous... Un géologue peut causer géologie avec un mineur allemand ou anglais... Huit fois sur dix rien à faire avec un de nos compatriotes, surtout s'il est du « Corps » sacré... La plupart de ces messieurs sont des bureaucrates. Tu sais ça comme moi. Ils nous enveloppent dans un mépris superbe. Tiens, je suis allé voir, pas très loin d'ici un petit bassin de charbon, du demi-gras... C'est intéressant pour la métallurgie du fer. L'entreprise appartient à un ex-ingénieur, maintenant dans les affaires. Le bonhomme, qui me traitait assez cavalièrement, me dit avec assurance : « Les couches productives passent sous ces calcaires, à travers lesquels j'exploiterai dans cette direction. — Si vous comptez retrouver là-dessous vos couches à charbon, lui dis-je, vous ressortirez aux antipodes avant de les avoir revues. — Pourquoi, s'il vous plaît ? — Parce que les calcaires sont plus vieux que les couches à charbon. » Il me regarda avec une immense pitié. « À quoi voyez-vous ça, Monsieur le savant ? — À ce que le calcaire est silurien et les couches à charbon liasiques. À votre sagacité de conclure... — Et à quoi, mon cher géologue, dit-il goguenard, voyez-vous que le calcaire est silurien ? — À ça, cher ingénieur... » Et je lui exhibai un beau polypier silurien que j'avais cassé vingt minutes auparavant. « Prenez ça pour votre gouverne, ajoutai-je. Ça sera le noyau de votre collection. Et ne percez pas notre vieux globe de part en part. » Il rageotait. Mais ça lui a fait du bien. Depuis il est venu me taper de renseignements... »

— Et il a mis ça dans son sac... et il te le revaudra. Tu seras toujours le même, dit LebretDeprat **.

DorpatDeprat se mit à rire. « Nous verrons bien... J'ai donc appris à des Annamites à préparer les roches minces. J'ai pris des incrusteurs de nacre, déjà dressés par leur métier aux doigts subtils. Et, en une heure, j'ai la préparation que je désire... »

LebretDeprat ** vit un laboratoire parfaitement organisé pour les reproductions photographiques de toute espèce. Ils allèrent ensuite à la salle des cartes, où les dessinateurs indigènes, ne le cédant en rien aux meilleurs dessinateurs de la métropole, établissaient les maquettes.

— Viens voir mes collections. MihielH. Mansuy s'en occupe seul. Je le laisse entièrement libre. J'évite tout ce qui pourrait lui donner de l'ombrage. Il est susceptible. Sa vie passée, n'est-ce pas ?...

Ils sortirent du musée. DorpatDeprat, debout sur le perron, regardait l'ensemble des bâtiments avec une joie profonde. « Dis, LebretDeprat **, n'est-ce pas un beau commencement ? N'est-il pas satisfaisant de penser : « Voici une organisation scientifique qui vaut toute autre de la métropole et d'ailleurs. Tout cela, c'est moi qui lui ai donné la précision. D'un organisme rudimentaire, j'ai fait un centre vivant et producteur. Et ce n'est rien encore... Reviens dans quelques années. je sais ce que j'ai découvert et ce qui me reste à découvrir. On parlera de tout ceci... Quoique la gloire : le cigare qu'on fume du côté de la cendre... Ce n'est pas ce que je cherche...

Je le sais, dit LebretDeprat **... Oui, tu es un animateur... Ton œuvre est déjà belle et je vois ce que tu feras encore... Mais quand cette œuvre aura grandi, quand tu seras au moment de recueillir les fruits.

Il secoua la tête et regarda DorpatDeprat.

— Alors, à ce moment... prends garde qu'on ne te la vole.

DorpatDeprat haussa les épaules. « Allons déjeuner. Ma femme va nous attendre. »

Ils s'en allèrent en pousse par les rues pleines de mouvement. Il était onze heures : les différents services déversaient leur personnel au dehors. Pousses, voitures, autos se croisaient. La plupart des gens se connaissent dans le microcosme européen de la colonie, et des saluts s'échangeaient, cordiaux, familiers, rogues de la part de hauts personnages dont le doigt condescendant touchait à peine le bord du casque.

Devant l'Imprimerie du Pacifique, DorpatDeprat fit arrêter son pousse. Il ressortit, tenant à la main une feuille grand in-quarto. « Le titre de l'ouvrage sur la Chine du sud-ouest... Regarde... ça a de l'œil. On n'imprime pas mieux en France... ça va faire un beau mémoire ». LebretDeprat ** prit la feuille : « Oui, les caractères sont beaux... »

Il se tut subitement, relut avec attention. Son pousse devançait d'une demi-longueur celui de DorpatDeprat. L'ingénieur se pencha en arrière en étendant le bras. « Tiens, ton papier, attrape. »

Jusqu'à la maison de DorpatDeprat, il resta silencieux. Il se reprit un peu pendant le déjeuner, conta ses travaux, là-haut, dans ce Yun-nan montagneux qu'ils aimaient tant, pour ses aspects, tantôt harmonieux le long des grands lacs changeants dans les cadres de monts majestueux, tantôt déchirés et sauvages. « Je le regretterai, dit LebretDeprat **. — Comptez-vous partir si tôt, demanda Mme DorpatDeprat. — Oui, Madame... D'ailleurs je suis resté plus longtemps qu'il n'était prévu, à cause des fameux parachèvements... À propos de parachèvements LordanJourdan gagne de l'argent... Et c'est tant mieux. Un honnête homme qui réussit... par hasard. Il est descendu avec moi. Il viendra te voir. Il t'apprécie. — Moi aussi, dit DorpatDeprat. Je l'ai beaucoup fréquenté l'été dernier, au Yun-nan. Une belle nature. Quand la révolution chinoise a éclaté en septembre...

— À propos, Madame, votre retour a été une odyssée, paraît-il ? — C'est un grand mot, fit-elle. Des péripéties, pas bien terribles. Cinq jours par la montagne pour gagner Po-shi. La ligne était impraticable dans le haut. Tout écroulée. Mais les habitants des villages — de bien pauvres villages — étaient accueillants. On ne se serait pas cru en pleine Révolution.

— C'est égal, dit LebretDeprat **, c'était dangereux ! Il y avait des bandes... J'aime votre bravoure tranquille. — Encore un bien grand mot, fit-elle, en souriant. Vous ne savez donc pas que je suis une poltronne ? J'ai une peur affreuse du tonnerre. Mon mari prétend que je ressemble à la dame de Mark Twain... — Et la Révolution, qu'est-ce que ça devient ? demanda DorpatDeprat. — Rien de fameux. Un gâchis affreux dans lequel des voyous jouent un grand rôle. Des ambitieux, des aigrefins font leur beurre... Un Sun Yat Sen à Canton vit dans l'illuminisme. Tout ça finira par des coups d'état militaires. Pour en revenir à ce qui me concerne, on m'a fait des offres pour rester à l'exploitation. Mais il y a des gens de la construction qui restent aussi, et je crois qu'il y a incompatibilité entre nous. Ça claquerait... On fait des études pour une voie ferrée dans la vallée du Yang-tseu. J'y vais aller. J'aime à voir du pays. Encore un an là-haut, et puis, en route... — Pierre qui roule n'amasse pas mousse, dit DorpatDeprat. — La mousse... je m'en soucie peu. Si j'étais, comme toi, à la tête d'une famille... Madame, oserais-je vous demander un peu de musique ? »

Quand DorpatDeprat pénétra, vers deux heures, dans le bureau de TardenoisH. Lantenois, il trouva un gros homme affable et ému. « Mon cher DorpatDeprat, voici votre mémoire... Euh... nous avons suffisamment examiné cela, n'est-ce pas précisément... ensemble. Vous verrez bien vous-même les modifications légères... euh.- n'est-ce pas précisément, à introduire dans l'esprit où je vous les indiquai. Mais je ne voudrais pas que vous crussiez... n'est-ce pas, précisément... que je voulais vous influencer... » Il souriait avec embarras. DorpatDeprat fit tout ce qu'il put pour le mettre à son aise. N'avait-il pas encore une fois partie gagnée. Il eut l'air de n'attacher aucune importance à la chose et entretint TardenoisH. Lantenois de questions concernant le service. « L'Institut scientifique est réorganisé, dit-il, les cadres sont prévus. Vous avez promis à MunteanuU. Margheriti de le faire titulariser. Il nous est extrêmement précieux. Sans reproches, voici près d'un an que la chose lui est due. Je me demande s'il ne se lassera pas. On lui fait ailleurs des offres intéressantes. Il est obligé de se créer une situation définitive... S'il nous lâchait, nous perdrions beaucoup... »

— Je m'en occupe, dit TardenoisH. Lantenois, avec sollicitude. » Mais DorpatDeprat insista fortement. Il savait qu'avec lui il fallait inlassablement revenir à la charge. Il promettait et faisait languir, invoquant toujours de formidables difficultés administratives. Les malveillants prétendaient qu'il gardait son influence pour lui-même, et qu'il aimait, quand il demandait pour un autre, à faire croire qu'il avait remué les montagnes. DorpatDeprat avait observé en effet que sa main gauche n'ignorait jamais ce qu'avait fait sa main droite. Il admettait aussi, pour l'avoir vérifié à maintes reprises, que l'ingénieur était l'homme le plus lent du monde à prendre une décision. Il bouillait, quand TardenoisH. Lantenois, un mois de suite, refaisait le même rapport, chaque jour, hésitant sur les termes, corrigeant, revenant à la première rédaction, n'osant transmettre, et finalement laissant passer l'occasion. Si bien que DorpatDeprat, agacé, lui dit un jour :

« Mon opinion est qu'une décision médiocre prise dans des délais rapides vaut mieux qu'une bonne quand il n'est plus temps. » TardenoisH. Lantenois avait mordu ses lèvres et il avait paru vexé de la leçon.

Ils se quittèrent très affectueusement. TardenoisH. Lantenois arborait son sourire le plus paternel. Ce sourire disparut subitement quand DorpatDeprat eut franchi le seuil du bureau et TardenoisH. Lantenois fit son geste accoutumé. Il se mordit les lèvres et regarda autour de lui en coulisse... « Brave homme vraiment, se disait DorpatDeprat en s'en allant. Il vient encore de s'apercevoir qu'il avait gaffé... Un autre aurait pu m'en vouloir de sa propre maladresse. »

IV

On achevait de dîner chez DorpatDeprat, dans la grande salle à manger séparée du salon par un simple entre-colonnement, distribution fréquente dans les maisons de la colonie, où, par tous les moyens, on favorise la circulation de l'air. Aux murs pendaient des peintures chinoises rapportées par DorpatDeprat de ses expéditions. Des bronzes anciens se dressaient entre les colonnes. Un grand groupe luisait vaguement dans l'obscurité du salon. Par les portes ouvertes entrait la douceur d'une belle soirée de fin janvier et, du jardin, venait le son du froissement des palmes. Les boys, silencieux, en costume blanc immaculé et turban noir, se tenaient dans l'encadrement d'une porte, prêts à s'avancer au moindre signe.

La conversation était animée. Il y avait eu, au début, un peu de froideur, due à la réserve de LebretDeprat **. Durant le dîner, il parla peu, écouta beaucoup. Le commandant DubondL. Dussault, du service géodésique, naturaliste amateur, racontait sa dernière campagne sur la haute Rivière Noire. Un homme petit, sec, brun, nerveux, au parler bref. En fait, un explorateur infatigable, aimant la grande jungle, très dur pour ses hommes, mais autant pour lui-même. Il avait rapporté à DorpatDeprat de belles séries d'échantillons qui donnaient une première approximation intéressante. Il manifestait pour lui une admiration qui se marquait dans la façon dont il lui parlait. Un autre officier, le lieutenant LamyLaval, du Service topographique, blond, physionomie sympathique, revenait d'une campagne très rude. C'était un intime de DorpatDeprat, un camarade de classe. Le chef de l'Institut scientifique avait une grande amitié pour lui, malgré la dissemblance dans leurs façons d'envisager la vie. LamyLaval, un peu léger, aimait l'existence à grandes guides, le monde, les succès auprès des jolies femmes, passant facilement de l'une à l'autre.

Les propos avaient dévié. Loin de la Rivière Noire et de ses aspects grandioses, les causeurs se perdaient dans le domaine de l'ethnographie. MihielH. Mansuy, versé en préhistoire et dans la connaissance des races, causait avec DorpatDeprat. Les autres écoutaient.

— Moi, disait MihielH. Mansuy, je suis un Celte. La majorité des Lorrains sont des Celtes. Regardez mon crâne : mésaticéphale, parce que je suis un peu mélangé de germanique vrai. Ne regardez pas mes oreilles, par exemple. Elles sont mobiles, signe de criminalité...

La saillie fit rire.

DorpatDeprat, lui, un Scandinave. Il n'y pas de doute. La notion de race chez nous... quelle plaisanterie. La France : un mélange de tout, sauf de Latins.

Il développa ce thème qui lui était favori : « Il n'y a pas de race latine chez nous. Il faut laisser cette expression aux gazetiers amateurs de clichés. C'est une énorme blague. On vit sur ces lieux communs. Il y a une culture surimposée — comme on dit en géographie physique pour les réseaux hydrographiques — surimposée à un fond de Germains, de Celtes, d'Ibères, de vieux résidus préhistoriques : les gars à caboche toute ronde du Centre ou les grandes carcasses des Solutréens. Est-ce vrai, DorpatDeprat ?

Le jeune homme acquiesça. MihielH. Mansuy fit alors une charge à fond sur la notion de patrie. Il alla si grand train que des protestations montèrent. Mais il s'échauffait. Dans ces occasions, l'ancien habitué des réunions publiques de quartier, l'ancien ouvrier aux tendances anarchistes, perçait sous le revêtement très correct qu'il avait acquis, par volonté.

— Les patries !... Que voulez-vous que ça dise aux pauvres bougres qui mènent une vie de chien dans l'usine. J'en sais quelque chose, moi ! S'ils foutent un jour les bourgeois les jambes en l'air...

— Vous sauterez derrière, dit froidement LebretDeprat **, car vous êtes, il me semble, Monsieur MihielH. Mansuy, un bourgeois aussi maintenant.

MihielH. Mansuy lui jeta un regard noir. MunteanuU. Margheriti, qui ne l'aimait pas, appuya sur la chanterelle d'un air innocent : « Ma foi oui, fonctionnaire... grosse solde, installation cossue, goûts artistiques... hé, Monsieur MihielH. Mansuy, gare au Grand Soir !...

Il attrapa à son tour un regard peu tendre. Les deux officiers, amusés, souriaient. TardenoisH. Lantenois ne soufflait mot. Dans ces occasions il devenait subitement distrait.

DorpatDeprat, un peu ennuyé, fit un signe à sa femme. « Voulez-vous passer au salon, Messieurs ? » dit-elle. Ils se levèrent ; MihielH. Mansuy, encore bouillonnant, grommelait des paroles confuses : « Mon cher ami, dit DorpatDeprat, vous savez que je suis un bon Européen, moi. Mais je voudrais qu'on n'allât pas trop vite. Parbleu, nous rêvons tous à une union et à une concorde magnifique entre les peuples européens — les vrais peuples européens. Mais je pense qu'il faut la collaboration du temps. Les fruits hâtifs sont exposés à de graves accidents... Laissons ce propos. Regardez ces peintures chinoises que j'ai rapportées cette année.

Il déroula un long kakémono. « Une pièce intéressante, dit-il. C'est ma femme qui l'a dénichée cet été. Probablement du début des Ming... Voyez : il y a sur le bâton d'enroulement des certificats de possesseurs successifs. Le premier vécut sous l'empereur Yong Lo premières années du quinzième siècle. Le sujet est celui qui fut si souvent traité : la visite de la Si Wang Mou, la fabuleuse reine-fée, au roi Mou-Wang.

— C'est beau, dit MihielH. Mansuy.

Il fit ressortir la grâce des visages féminins : « Regardez les traits de la Si Wang Mou et de ses suivantes... Et ces lointains vaporeux ! Regardez, Monsieur TardenoisH. Lantenois, est-ce beau ! » Son accent trahissait une admiration véritable et ses observations touchaient juste. Lui-même s'était mis à rechercher les anciens objets chinois. TardenoisH. Lantenois féru, lui aussi, d'antiquités extrême-orientales, regardait la peinture avec des yeux gourmands.

— Vous avez de belles choses ». MihielH. Mansuy s'arrêtait aux peintures pendues aux murs. « Et vous avez eu la main heureuse pour vos bronzes. Votre Kouan-In, époque Kien-Long, est une pièce magnifique. Quels artistes merveilleux que ces Chinois d'autrefois ! Et dire qu'en Europe un tas d'idiots en sont encore à la Chine à magots...

— À propos de bronzes, dit DorpatDeprat, voilà un petit miroir qui vaut qu'on le regarde. Des Han, probablement du premier ou du deuxième siècle... motifs gréco-bactriens : des renards et des raisins... Curieux, hein, ces motifs sur des objets chinois. Et c'est fin... cire perdue.

— Thé ou café, Messieurs », demandait Mme DorpatDeprat. Les invités de DorpatDeprat trouvaient chez lui des « crus » choisis, car, en matière de thé, il était connaisseur. La conversation porta un instant sur les différentes qualités. Il y avait là du Pékin parfumé au jasmin, des thés du Fo-kien, du Pou-eul yunnanais à l'âpre saveur. Puis elle cessa d'être générale. MihielH. Mansuy parlait avec DorpatDeprat d'un livre de Dostoiewsky, lu récemment par lui. Il s'agissait de cet ouvrage puissant et sinistre qui a pour titre : « Souvenirs de la Maison des Morts. » L'ancien ouvrier, dont la lecture était abondante, s'enthousiasmait à propos des Russes. TardenoisH. Lantenois dit son mot sur l'ouvrage qu'il connaissait. Les deux officiers parlaient topographie, cinq cent millième généralisé et cent millième, critiquant les tendances au « rondouillard » de tel collègue qui, à leur sens, figurait avec trop de mollesse sur la carte les rentrants des courbes de niveau et les saillies des éperons montagneux.

Des détours conduisaient les autres à la littérature dramatique. MihielH. Mansuy affirma sa préférence pour Shakespeare. Il le faisait avec sa fougue habituelle, jetant son opinion comme le Brenn son épée dans la balance. Restes du vieil homme.

— Madame, demanda-t-il, tout à coup, oserais-je vous prier de faire un peu de musique ?... Vous savez combien j'aime cela... et ici les occasions sont rares... La plupart des gens, en dehors de la Veuve joyeuse !...

Que faut-il jouer, Monsieur MihielH. Mansuy ? » demanda la jeune femme.

— S'il vous plaît, Madame, l'allegretto de la septième symphonie.

Marguerite exécuta les merveilleuses pages de Beethoven. MihielH. Mansuy, immobile dans son fauteuil de rotin écoutait, les yeux fermés. La plainte déroula ses accents intraduisibles. DorpatDeprat sentait une émotion intense envahir toutes ses facultés intellectuelles, comme à chaque audition du sublime passage.

L'accord final s'éteignit dans le silence. MihielH. Mansuy releva son grand corps voûté, se secoua : « Madame, si ce n'est abuser, le prélude de Lohengrin, je vous prie... »

Il demanda encore une esquisse de Borodine, puis le prélude de Tristan et Yseult et le chant final. « Il faut terminer, dit-il, sur la splendide manifestation panthéiste d'Yseult. » Quand Marguerite eut achevé le dernier morceau : « Madame, vous chantez la Mort d'Yseult avec un sens exceptionnel de l'idée... Mais il est onze heures. Qui vient de mon côté ? »

MihielH. Mansuy, TardenoisH. Lantenois et DubondL. Dussault se dirigèrent vers la grille. Dans l'avenue de petites lanternes et des voix étouffées trahissaient la présence des coolies pousses, aux aguets. D'un bout à l'autre de la ville, un coolie-xé sait toujours que son client habituel dîne dans telle ou telle maison. Comment est-il renseigné ? Mystère d'Asie...

DorpatDeprat revint au salon.

— Comment ça marche-t-il avec TardenoisH. Lantenois ? demanda LamyLaval en allumant une cigarette.

— Vous avez connu les froissements du début ? demanda LebretDeprat **.

— Un peu ! dit le lieutenant. DorpatDeprat fumait !... Il voulait tout lâcher. Mais il a l'air d'une pâte d'homme, ton ingénieur. Vous paraissez copains à présent.

— Ça marche, dit DorpatDeprat. Il manque seulement de tact d'une façon désolante... Il n'en est pas trop responsable. Il a été élevé dans un milieu sous-off. Ensuite, la Flèche, le prytanée. Manque d'éducation familiale. Avec ça des tendances naturelles pataudes. Il est sorti de Polytechnique, avec cet esprit vaniteux que les gens peu intelligents prennent dans les grandes écoles. Mais à travers tout ça, un brave homme. Pas très calé, sauf jadis en mathématiques, je suppose. Mais incapable dans tout le reste. Un zéro dans la vie pratique. Quand il part en voyage, il faut que MunteanuU. Margheriti aille lui préparer ses affaires.

Ils rirent tous. « Oui, dit MunteanuU. Margheriti, il traverse la vie comme une malle qu'on expédie à droite et à gauche. Il faut le remuer pour le faire bouger ».

— À propos, je l'ai remué pour vous. Je lui ai dit sans ambages qu'il fallait faire aboutir votre titularisation. Il n'a qu'un bout de rapport à écrire, et on dirait qu'il s'agit de soulever l'Indochine...

MihielH. Mansuy est joliment tendre avec toi, fit LamyLaval. C'est drôle comme tu gobes ce type-là !

LebretDeprat ** regarda le lieutenant : « Qu'est-ce qui vous déplaît en lui ? »

— Ma foi, je ne sais pas trop... C'est un sentiment.

— Tu parles comme TardenoisH. Lantenois, dit DorpatDeprat. Il y avait des calcaires d'âge indéterminé du côté de Van Yen. Il n'avait jamais pu y trouver de fossiles et il répétait d'un air docte : « C'est du Lias supérieur... » Un jour, je lui demande pourquoi. Il me répond : « C'est un sentiment. » Quand j'y suis allé à mon tour j'y ai trouvé des fossiles. C'était du Carboniférien... Je l'ai blagué au retour, sur son « sentiment »...

— Ta comparaison ne vaut rien, dit LebretDeprat **. Lieutenant, je partage votre « sentiment ».

MunteanuU. Margheriti, au grand déplaisir de DorpatDeprat, s'abandonna, lui aussi à son antipathie pour l'ancien ouvrier. « Écoutez, dit DorpatDeprat, vous me désobligez. Vous savez pour quelles raisons je l'apprécie. Toi, LamyLaval, avec l'esprit de la caste militaire, tu méprises le plébéien arrivé... Toi LebretDeprat **, sa tête ne te plaît pas... Vous, MunteanuU. Margheriti, vous vous êtes disputé avec lui pour des vétilles de service et le contact journalier grossit les incidents. Vous devriez avoir plus d'indulgence pour un homme qui a souffert et s'est fait lui-même.

— Moi aussi, dit MunteanuU. Margheriti, j'ai eu des années pénibles avant de venir ici... il n'est pas le seul.

— Je sais, dit DorpatDeprat avec bonté... Mon cher ami, ne tiquez pas. Mais, je vous en prie, ne dites plus rien devant moi. Je me refuse à prendre à mon compte les antipathies irraisonnées...

— D'ailleurs, conclut LamyLaval, tout cela n'a aucune importance. MunteanuU. Margheriti, je pars. Venez-vous ?

Ils s'en allèrent. « Onze heures et demi, dit LebretDeprat **, je devrais m'en aller... Écoute, au risque de me brouiller avec toi, je te parlerai net : méfie-toi de ton MihielH. Mansuy.

— Oh Dieu !... Qu'est-ce que vous avez tous après lui, fit DorpatDeprat agacé. On dirait de la jalousie...

— Penses-tu bien ce que tu dis ? Non !... J'ai observé l'individu ce soir. Intelligent... remarquablement ! Grande puissance d'assimilation, érudition, lecture en masse... Un autodidacte qui a bien compris ce qu'il a étudié, ce qui n'est pas fréquent chez les autodidactes, gens que je tiens en suspicion, parce qu'en général ils croient avoir compris. Comme tu vois, je lui fais la partie belle. Il est entendu qu'il joint à ses capacités scientifiques une bonne compréhension des beautés littéraires, une intelligence de la musique... Mais, quand je vois un bonhomme s'enthousiasmer pour l'allegretto de la septième symphonie, parler d'Hamlet en connaissance de cause, se pâmer à propos de Goethe, comprendre les beautés de l'art chinois, toucher une solde élevée, vivre en monsieur cossu et parler d'envoyer en l'air les milieux bourgeois, je me méfie... énormément. Quand j'entends ce même homme se vanter d'être un ancien ouvrier et que je le vois brutaliser ses inférieurs, comme ce matin dans son laboratoire, ça ne me va pas... car je vois qu'il n'a tiré aucune leçon personnelle des souffrances qu'il a subies. Je vois un homme qui se venge sur d'autres d'avoir été humilié, qui fait payer à d'autres sa condition passée, ce qui est laid au possible... la manière d'être du coolie annamite auquel tu donnes autorité sur ses compagnons et qui en abuse aussitôt pour les maltraiter. Vois-tu, c'est très bien d'être sorti de l'ornière par un déploiement d'énergie, mais ensuite il y a deux façons de procéder : certains se souviennent des portes basses et ne pensent qu'à aider ceux qui luttent comme ils ont lutté... ceux-là, parfait ! Je les admire. D'autres tirent de leur condition passée un orgueil démesuré, et se vengent. MihielH. Mansuy se venge, et plaise au Ciel que sa vengeance ne soit pas lourde ! Ce sont les MihielH. Mansuy qui perdent les peuples. Car celui-là pourrait être un conducteur d'hommes. Il a ce qu'il faut pour cela. Mais il serait le mauvais pâtre, le semeur de haines !

— Fichtre, dit DorpatDeprat, quel noir tableau !...

— Ne plaisante pas, il n'y a pas lieu. As-tu regardé ses pouces, ses monstrueuses spatules... mon ami, des mains de meurtrier ! Tais-toi, tu parleras ensuite... Vois-tu, l'expression du visage ne se forme que lentement, par de nombreuses tensions passagères et caractéristiques des traits. Les pensées basses, égoïstes, envieuses, laissent leur empreinte, petit à petit... MihielH. Mansuy a une physionomie qui m'inspire de l'effroi... À quoi penses-tu ?

— Je pense... Ah ! le premier jugement, comme il peut tromper ! Faut-il t'avouer mon tout premier mouvement quand MihielH. Mansuy me fut présenté ?... Exactement le tien. Mais j'ai vu bien vite mon erreur...

— Tu aurais dû t'y tenir. Pour moi, la première impression est d'une importance capitale. Car ensuite l'individu recourt à des déguisements familiers, prend des mines flatteuses, nous entortille, et, ce que le premier coup d'œil nous avait dévoilé en pleine clarté, nous ne pouvons plus le discerner. Et un beau jour, quand l'individu nous joue quelque sale tour, le jugement du premier coup d'œil reçoit sa justification. J'ai quelque chose à dire encore : MihielH. Mansuy a de grandes qualités, mais il ne peut les utiliser avec mesure. Il a acquis du savoir, il n'a pas l'évolution héréditaire...

— Ah ! interrompit DorpatDeprat, j'attendais cela... La thèse de l'Étape, Paul Bourget...

Éh oui !... Le fils de MihielH. Mansuy, peut-être, avec les connaissances de son père, pourrait être intéressant. Tu es un admirateur de Goethe... Moi aussi. Souviens-toi de ces vers du Faust, pleins d'enseignement pour notre société moderne :

Was du ererbt von deinen Vätern hast,
Erwib es, um es zu besitzen.

« Acquiers, pour le posséder en propre, ce que tu as hérité de tes pères. » MihielH. Mansuy n'a pas encore acquis.

— Tout cela pourrait être applicable à un autre. Mais lui, je le connais à fond, dans ses défauts comme dans ses qualités. Je sais qu'il a pour moi la plus grande affection... presque paternelle.

— Il est très adroit : il sait que les gens comme toi sont reconnaissants des services qu'ils rendent aux autres. DorpatDeprat... sais-tu à qui tu ressembles ? À Orgon dans Tartufe : « Le pauvre homme ! » Allons, tu es un brave cœur. Dis-moi : à l'époque de ton expédition, MihielH. Mansuy a seulement parcouru la ligne ferrée... Qu'est-ce alors que ce titre que tu m'as fait voir ce matin ?

— Oh ! dit DorpatDeprat, allons-nous mesurer les itinéraires de chacun au centimètre ?

— Triple animal ! fit LebretDeprat **. Tu me ferais mettre en fureur. Madame, efforcez-vous de le rendre raisonnable. Il se fera dévaliser jusqu'à la peau !... Un peu de musique, dites, cela me calmera.

Mme DorpatDeprat se mit au piano. Au bout d'un instant, LebretDeprat ** se redressa et écouta avec une attention intriguée. Les amples périodes d'un adagio splendide se déroulaient dans une majesté paisible. L'ingénieur ne reconnaissait pas ces phrases émouvantes. Et pourtant une œuvre semblable était le fait d'un maître...

— Madame, de qui est ceci ?... Je ne reconnais pas.

Elle ne répondit pas. Elle regardait DorpatDeprat. LebretDeprat ** porta ses yeux sur son ami. « De toi ?... » Il se leva. « Tu as écrit cela ?... tu en as beaucoup comme ça ?... » DorpatDeprat faisait oui, de la tête, avec embarras. « Garde bien tout ça, mon vieux... Qu'est-ce que tu as encore ? — « Bien des choses, dit DorpatDeprat, du théâtre... » Il prit un air honteux : « Des nouvelles... — Garde bien tout ça... Et travaille toujours. — Mais pas un mot, dit DorpatDeprat... j'ai mes travaux scientifiques à produire... — Sois tranquille, dit LebretDeprat **. Madame, vous savez, c'est rudement beau ce que vous m'avez joué. Stimulez-le, qu'il en fasse beaucoup... parallèlement à ses travaux scientifiques.

Il attrapa son chapeau. « À propos, allez-vous demain soir à la réception du résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray ? J'y suis invité. — Nous n'en avons guère envie, dit la jeune femme. Nous sommes si tranquilles chez nous... — Il faut y aller. Il faut connaître des gens. Ne restez pas isolés. Mauvais système. En cas d'ennuis, tout le monde tombe sur les inconnus. Je vous emmènerai demain... Bonne nuit.

Il appela un pousse, leur serra les mains et partit.

— Brave garçon, dit DorpatDeprat. Quelle sollicitude. Mais qui pourrait me nuire, à présent... Nous possédons le bonheur, dis, ma chérie...

Elle le regarda dans la lumière, avec ce beau sourire qu'il aimait tant. Et, comme deux amoureux, ils allèrent dans le jardin plein de la clarté limpide de la lune tropicale, sous le froissement soyeux des palmes.

V

DorpatDeprat et sa femme, arrachés par LebretDeprat ** à la tranquillité de leur paisible intérieur, pénétrèrent dans les salons de la Résidence. Dans ce monde hanoïen, cependant restreint, il y avait peu de visages qui leur fussent familiers, tant ils sortaient peu. Cependant Mme DorpatDeprat rencontra un groupe de dames avec lesquelles elle était obligée d'échanger des visites. Elle laissa son mari et LebretDeprat ** poursuivre leur périple à travers la foule. LebretDeprat ** nommait les gens : « Un de mes grands patrons, là-bas. Tu le connais un peu... Pas très intelligent, brave homme jusqu'à la blessure d'amour-propre... Et on le blesse pour un rien. Guigne celui qui cause avec lui : face aiguë, des yeux qui ne regardent jamais devant eux... — Est-ce qu'il est toujours aussi furieux de ma prédiction à propos du glissement de terrains. — Naturellement. Ah ! le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray et TardenoisH. Lantenois les abordent. Un homme remarquable, le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray... coqueluche des dames, homme du monde, toujours frusqué dernier cri, smoking et escarpins vernis, pleins d'intelligence... le dedans, dame ! un peu creux. Absence totale d'idées personnelles, phrases de manuel retenues du lycée, notions nouvelles puisées dans l'Illustration. Son prédécesseur était un autre homme... Bah ! ça fait une moyenne... Tiens, qui est celui-là ? — Une valeur, dit DorpatDeprat, le directeurC.-E. Maitre de l'École d'Extrême-Orient, un des rares japonisants français. Il y a des gens bien intéressants dans cet établissement. — Ça compense, fit LebretDeprat **. On trouve un mélange de types extrêmes à la colonie : ou des franches fripouilles et des parfaits crétins, dont la métropole s'est débarrassée à notre dam, ou des gens supérieurs venus là dans l'espérance de faire de belles choses... si on les laisse faire... Qui, ce petit monsieur rond qui te salue ? — Un sous-ordre de TardenoisH. Lantenois, intrigant, politique, pas méchant au fond... — Oui, dit LebretDeprat **, l'homme moyen, auquel on ne peut en vouloir de sa roublardise, parce qu'il ne conçoit pas d'autre façon d'agir... type fabriqué à des millions d'exemplaires. » — Il reprit : « Regarde celui-là : un entrepreneur... a fait la grosse fortune... A volé, avec des complicités, au vu et au su de tous... Et tout le monde fait la courbette devant son argent. Par contre, chacun plaquera lâchement un honnête homme persécuté ! — Voici LordanJourdan, dit DorpatDeprat... là-bas l'entrepreneur canaille, ici le parfait honnête homme, jusqu'au scrupule. Et là, à droite, regarde : c'est RonpiéPiéron, exploitant de mines. C'est lui qui a dit : « Quand j'aurai cinq millions, je serai honnête ». Et on reçoit ça !.. — On en reçoit bien d'autres. Il est difficile de faire autrement, dit LebretDeprat **. Tu en demandes trop.

Leur petit groupe, grossi de LordanJourdan, passa près du cercle où trônaient le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray et TardenoisH. Lantenois. L'attraction puissante de personnages haut placés retenait là beaucoup de fonctionnaires aux âmes plates, empressés à rire avec excès aux bons mots, aux fines reparties du personnage influent, à feindre l'admiration devant les projets quelconques, les appréciations plus ou moins erronées d'un homme qui avait l'esprit faux : « Écoute ton TardenoisH. Lantenois, disait LebretDeprat ** : « Oui, M. le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray... oui, M. le Résident supérieur. » Il en mâche ! Il en bouffe ! S'il pouvait, il mettrait un grand R et un grand S... Et chaque fois, une courbette. — Je le lui ai reproché souvent, dit DorpatDeprat. — Tu as dû le vexer affreusement ?... — Pas du tout. Il m'a dit : « Mon cher ami, c'est de la politique. Nous avons besoin de ces gens-là. Quand nous les tenons pour des imbéciles, gardons-nous qu'ils s'en aperçoivent. Il faut leur passer la main dans le dos ». — Quels principes, dit LebretDeprat **. C'est bien l'homme... C'est égal, il a dû serrer tes remontrances dans un petit coin...

Ils se mêlèrent au groupe, pour observer la servilité dans toute sa candeur. TardenoisH. Lantenois accueillit le jeune homme avec son plus affectueux sourire : « M. le Résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray, vous connaissez le directeur de l'Institut scientifique ?... » Le résident prit un air condescendant : « Je crois avoir vu M. DorpatDeprat une ou deux fois... »

Le jeune homme sentit la pointe, le blâme de n'avoir jamais fait sa cour à l'illustre personnage. « Vous savez, M. le Résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray, dit-il, il est difficile de mener de front les recherches scientifiques et les occupations mondaines ». TardenoisH. Lantenois inquiet l'interrompit. « M. le Résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray, l'Institut scientifique dont, n'est-ce pas précisément, ici, je m'honore d'être le chef, demande, euh... n'est-ce pas, précisément, un labeur énorme, et M. DorpatDeprat en a la, euh... la conduite scientifique... quoique, n'est-ce pas, j'y mets bien le nez de temps en temps. N'est-ce pas, DorpatDeprat, et je... euh... je vous ai souvent suggéré des points de vue intéressants... » En présence de DorpatDeprat, qu'il savait capable de remettre les choses au point il n'osait se présenter comme l'âme de l'Institut. Il était justement un peu gêné, car un peu avant l'arrivée des trois amis, il avait fait grand étalage de son rôle scientifique.

— Je sais, dit le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray à DorpatDeprat d'un ton protecteur, que vous publiez des travaux qui font honneur à la colonie. Vous nous coûtez cher... Ce n'est pas un reproche. Je le reconnais : il faut avoir certains services de luxe...

Aux mots « services de luxe », LebretDeprat ** sentit gronder l'orage. DorpatDeprat s'était raidi : « Oui, dit railleusement le « grand patron » de LebretDeprat **, j'ai feuilleté le dernier ouvrage de M. DorpatDeprat... Très intéressant... des spéculations remarquables sur les plissements. La géologie est une science vraiment poétique... sans résultats pratiques d'ailleurs... » Le ton ironique agaça DorpatDeprat, aussi répondit-il avec un peu de rudesse : « Si votre Société d'études n'avait pas méprisé la science des terrains, vous n'auriez pas plusieurs mois de coupures par an, aux points exacts prédits par moi... — Prédits !... Ne vous vantez-vous pas un peu ?... Allons ! » L'ingénieur savait parfaitement que les dires du jeune homme étaient exacts, mais un public les entendait. — « Prédits, reprit fermement DorpatDeprat, et non seulement de façon orale, comme l'a constaté M. votre adjoint... — l'autre prit un air furieux — mais dans des travaux publiés ». Il y eut un silence. Les gens écoutaient. « Je serais curieux, dit le « grand patron » piqué, de lire cela moi-même... les savants se targuent... — Ma foi, fit DorpatDeprat, vous trouverez — dans un de mes ouvrages que je vous adressai, mais que vous n'avez donc point lu — la prédiction qu'une plaine sans écoulement, considérée comme un passage tout indiqué par des gens qui méprisaient l'observation critique, obligerait à instituer de temps en temps un service de ferry-boat... » Il marqua un temps d'arrêt et reprit d'un ton railleur. « Le lac temporaire s'est installé cette année... Il était bien joli, tout bleu sous les hautes montagnes. Quatre kilomètres en bateau. Très pittoresque. Une attraction pour le tourisme. Tout à fait voyage en Suisse... Au lieu de dampschiff il n'y avait que des sampans, mais ça ne fait rien. On a même donné un nom au lac... »

Le « grand patronM. Getten » resta coi. Il savait que tout le personnel de la ligne donnait son propre nom au lac. « Il va bien, pensa LebretDeprat **. » MaxenceL. Constantin, le directeur des Services Techniques, présent depuis quelques minutes, contemplait son subordonné avec un regard horrifié. Ce petit savant !... Parler ainsi à un potentat, aux attaches politiques victorieuses, lié à une camarilla de députés !

L'ingénieur HazebrouckB. Denain, chargé pour l'heure d'un service de digues, voulut placer son mot. Rogue et hautain, il méprisait tout ce qui n'était pas « camarades ». « La géologie n'offre aucun intérêt pratique, dit-il brutalement. Ce n'est pas parce que vous aurez ramassé quelques bigorneaux antédiluviens que vous pourrez vous prononcer sur un tracé de ligne ferrée. » La riposte arriva immédiate et incisive. « Elle apprendrait, à ceux qui se proposent de noyer les piastres de la colonie dans d'absurdes travaux d'enrochement, que les fleuves de ce pays-ci, par suite de la régularisation rapide des vallées supérieures, accumulent leurs alluvions dans le delta et exhaussent leur fond entre les digues... Les digues, un désastre pour l'avenir ! Élevez les villages sur des buttes artificielles et inondez chaque casier à tour de rôle. Vous aurez une Égypte nouvelle. »

TardenoisH. Lantenois, qui se sentait un peu atteint par la façon légère dont on traitait l'Institut scientifique, se porta sur la ligne de combat. Il s'embarqua dans une « défense et illustration » des sciences touchant l'histoire de la Terre. Devant un des siens, le clan ennemi fit silence. Les choses en seraient restées là, si le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray n'avait eu la malencontreuse idée de vouloir clore le débat avec autorité. « Un service de luxe est utile, je l'ai dit. Des publications savantes font honneur à un pays. Mais, franchement, il ne faut pas vouloir y trouver des fins pratiques. — M. le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray, dit DorpatDeprat, méditez ce mot d'Henri Poincaré : « Le savant ne doit jamais rechercher les fins pratiques. Elles viennent toujours par surcroît. » Le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray fut désarçonné par l'autorité d'Henri Poincaré dont il n'avait jamais lu une ligne, mais qu'il était bon d'admirer. DorpatDeprat tenta de montrer l'importance de l'étude des sols, des améliorations chimiques...

« Comme il perd son temps », pensait LebretDeprat **.

Ces explications ennuyaient fort le résident. Il interrompit DorpatDeprat avec suffisance. « Je pense qu'il y a du vrai dans cette parole de notre grand Henri Poincaré, encore que... hem, n'est-ce pas... il y ait peut-être là une boutade de savant. Mais pour conclure, votre géologie, si intéressante qu'elle soit, ne fera pas pousser un grain de riz de plus dans la colonie ».

DorpatDeprat se tourna vers LebretDeprat **, d'un air indifférent : «  Tu me citais hier des vers de Goethe. Il m'en vient d'autres à l'esprit... Les connais-tu ?

Lass dich nur zu keiner Zeit
Zum Widerspruch verleiten
Weise verjallen in Unwissenneit.
Wenn sie mit Unwvisenden streiten.

Les autres écoutaient, ahuris. Il y eut un silence. LebretDeprat ** resta imperturbable. DorpatDeprat se leva, prit congé, et en compagnie de LebretDeprat ** et de LordanJourdan, il s'en alla retrouver sa femme.

— Quel drôle de type, dit le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray. Ces savants sont tous un peu toqués. Qu'est-ce qu'il a récité à son ami ? J'avoue que mon allemand du lycée est loin. » L'adjoint du « grand patronM. Getten » sourit méchamment : « La citation, fort grossière à votre endroit, Monsieur le résident supérieurJ.-B.É Boursier Saint-Chaffray, signifie : « Ne te laisse à aucun moment entraîner à la contradiction. Les sages tombent dans l'ignorance quand ils discutent avec les ignorants. » — Ah, hem ! Très bien, dit le résident, ce jeune savant nous tient pour des ignorants. Présomption... fougue de la jeunesse... excusable. Hem !... » Il était affreusement vexé. L'adjoint du « grand patronM. Getten » se disait : « En voilà un qui tâchera de le repincer. »

Hors de la Résidence, Mme DorpatDeprat et les trois amis s'entretenaient avant de se séparer. « Joli travail ! Tu t'es fait ce soir une belle potée d'ennemis, disait l'ingénieur... Des ennemis de poids ! — Qu'a-t-il dit ? demanda Marguerite. — Des choses vraies, qu'il aurait donc dû garder... — Mais, dit DorpatDeprat avec feu, je suis las d'entendre ces sots. Je suis écœuré de songer que nous usons nos forces à réunir des observations d'importance capitale et que... Quoi ! Tout cela en pure perte ! Parce que l'envie, la sottise et la vanité empêchent de coordonner les efforts des différents services !... — Tu n'y changeras rien, hélas, dit LebretDeprat **, et tu réussiras seulement à te nuire. Penses-y. — Pourtant, il y a ici des gens honnêtes et intelligents. — Oui, répondit LebretDeprat **. Mais leurs efforts sont entravés par l'inertie des bureaux. Au début, dans un pays neuf, les activités peuvent se donner carrière. C'est ce qui est arrivé ici, ce qui arrive au Maroc en ce moment. Mais une fois le pays pacifié, les grandes entreprises lancées, la ruée des ronds-de-cuir s'abat, avec ses petites idées, ses jalousies, sa routine paralysante, son but unique : l'avancement. Les gouverneurs successifs jettent à bas l'ouvrage de leurs prédécesseurs. Cependant il y a de bons résidents, d'excellents ingénieurs... Il y en a de sots. C'est la lutte éternelle, mon vieux, et c'est pour cela que les améliorations sont si lentes... Oh, ailleurs comme ici. Mais enfin, elles se font petit à petit. Les bons arrivent lentement à faire imposer les choses nécessaires. Mais ce n'est pas en se livrant qu'ils y parviennent. Il faut dissimuler avec ce monde. Toi, tu ne sauras jamais. Tu combattras toujours à visage découvert. Et c'est ce que je redoute pour toi. »

Chapitre quatrième

I

Alors le temps passa sans qu'ils retournassent en France. Chaque année DorpatDeprat disait : « Nous rentrerons en congé l'année prochaine, je veux terminer un travail entrepris. » Puis des explorations nouvelles accumulaient de nouveaux matériaux, et la passion de l'étude le liait à son champ de recherches.

À la fin de la sixième année, il avait publié un grand nombre de travaux. Il était en relations avec les savants les plus notoires dans sa partie, en France et à l'étranger. Chacun de ses ouvrages était maintenant l'objet de comptes-rendus élogieux et abondants. Mais de tous ces honneurs, il ne tirait aucune gloire. Avec les années allait croissant son mépris pour l'ambition, au moins pour celle qui consiste à souhaiter prébendes, décorations et glorioles. Il n'était pas insensible au jugement de ses pairs. Il était heureux — et cela était légitime — de voir apprécié le labeur énorme fourni pour construire le bel édifice qu'était l'Institut scientifique. Mais cela n'allait pas plus loin. Il mettait en pratique le haut conseil aristotélicien de la « Morale à Nicomaque » : « N'écoutez pas ceux qui conseillent à l'homme de ne songer qu'à des choses humaines et passagères comme lui ; il faut autant que possible s'éterniser et consacrer sa vie à ce qu'on a de meilleur en soi. » Et les gens qui le voyaient, au retour d'un voyage fatigant, s'enfermer pendant des semaines, travaillant d'arrache-pied, produisant d'importants mémoires, ne comprenaient pas. Pour beaucoup, cette ardeur cachait quelque chose. On admet mal le labeur désintéressé. Il fallait pourtant bien reconnaître qu'il ne levait jamais le petit doigt pour demander la moindre faveur, ou même son dû. Alors que voulait-il ? Pour ce monde ambitieux et vaniteux, haletant après les distinctions, pour la foule des intrigants âpres à se grimper les uns sur les autres, à se nuire mutuellement afin d'avancer plus vite, il était un être déconcertant.

Il vivait de plus en plus retiré, dans la même union étroite avec sa femme. Quand il était à la maison, entre deux randonnées, les petites filles ne le quittaient pas. Il leur faisait des jouets, commençait à les instruire, les emmenait en promenade, en barque sur le Tay Ho, le Grand Lac. Vers le soir ils s'en allaient tous les quatre en canot à rame, ou dans un grand voilier que DorpatDeprat aimait à conduire, étant un pilote expérimenté. Et ils contemplaient, tandis qu'ils glissaient sur la vaste étendue soulevée par les brises, les merveilleuses teintes du couchant tropical.

Le mémoire sur la Chine du sud-ouest avait eu un retentissement considérable. MihielH. Mansuy avait largement bénéficié du doute que son collaborateur avait laissé planer sur le titre. Les comptes rendus élogieux appuyèrent sur l'énergie déployée par les deux explorateurs. Ils avaient ainsi partagé le prix VéretskofTchihatcheff. DorpatDeprat était heureux, MihielH. Mansuy laisserait dans la science un nom honoré.

Avant de partir pour la Chine centrale, LebretDeprat ** avait eu connaissance des appréciations élogieuses indûment partagées. Il avait fulminé contre son ami. Et comme DorpatDeprat insistait sur les résultats de MihielH. Mansuy, il avait ajouté : « Ceux qui font des découvertes sont des promoteurs d'idées neuves et fécondes. Ce sont les hommes qui ont le pressentiment de vérités nouvelles. Je te tiens pour un de ceux-là, et ils sont rares... Mais la plupart des hommes de science développent les idées du petit nombre. MihielH. Mansuy, lui, décrit des faits qui, fussent-ils nouveaux, n'apprennent rien. Il donne, dans des volumes aux belles planches, les descriptions de milliers de fossiles recueillis par toi ou par d'autres. Qu'y a-t-il là ? Une description utile, mais banale, l'œuvre d'un bon ouvrier, rien de plus. Et toi qui t'enlèves le pain de la bouche pour lui donner tes récoltes, tu as toute la peine des recherches sur un terrain difficile.

MunteanuU. Margheriti applaudissait à ces paroles. L'antipathie entre MihielH. Mansuy et lui avait pris une forme aiguë. DorpatDeprat, pris à partie par chacun, ne voulant donner tort ni à l'un, ni à l'autre, était fort ennuyé. Il avait une grande amitié pour MunteanuU. Margheriti, brave garçon, doux, aimant, serviable. DorpatDeprat ne lui reconnaissait qu'un défaut. Il avait une âme sans bravoure, un cœur de lièvre. Il avait peur de tout : des gens, des choses, des animaux. DorpatDeprat le secouait en riant, lui prêchait le goût de la lutte... MunteanuU. Margheriti avouait de bonne grâce sa pusillanimité, mais aussi son incapacité de la vaincre. Il redoutait extrêmement MihielH. Mansuy.

Il était maintenant préparateur en titre. Il avait failli quitter l'Institut scientifique. Alors DorpatDeprat avait fini par exprimer vertement son indignation à TardenoisH. Lantenois au sujet de ses atermoiements et l'affaire avait abouti. MunteanuU. Margheriti était extrêmement utile et dirigeait avec une grande compétence les travaux graphiques.

MihielH. Mansuy était un habitué de la maison de DorpatDeprat. Nul plus que lui ne le prônait. « Je l'aime presque comme un fils », disait-il. Il était de son avis dans la plupart de ses opinions, sans servilité, avec le ton rude et franc dont il était coutumier. MunteanuU. Margheriti criait à la flagornerie. Mais DorpatDeprat s'insurgeait à la pensée qu'on cherchât à expliquer par des motifs indignes leurs conformités de vues. Il désapprouvait seulement son ami dans ses théories extrêmes sur l'organisation sociale — théories qui cadraient assez mal maintenant avec l'existence de MihielH. Mansuy. Quand, dans sa belle maison au loyer coûteux, en laquelle il commençait à entasser des objets de luxe, au milieu de ses boys menés à la baguette, vêtu avec recherche, l'ancien ouvrier vitupérait avec violence sur les « bourgeois », lâchait des grossièretés désobligeantes avec des mots d'argot, le contraste était piquant. Mais DorpatDeprat, tout en se réjouissant de voir MihielH. Mansuy s'élever, par l'acquisition de manières plus raffinées, vers un état social plus conforme à son intelligence, se disait que l'empreinte de toute une vie ne s'efface pas d'un seul coup.

Cependant MihielH. Mansuy ne se livrait guère à ses sorties violentes — à présent — que devant lui et ceux qui le connaissaient depuis longtemps. Avec les relations nouvelles, un autre MihielH. Mansuy se manifestait, qui comprimait davantage ses vieilles rancœurs, prenait des allures d'une correction parfaite, surveillait son langage. Depuis quelque temps il prenait même le genre anglais. On le voyait passer dans son pousse de maître, raide et un peu guindé, vêtu d'étoffes choisies, d'une coupe sobre. Ce protéisme, cette adaptation facile à chaque milieu avaient quelque chose de déroutant. Il se tenait fermement attaché à l'orgueil d'être parti de très bas ; il ne manquait pas une occasion de le proclamer ; mais, ici encore, la manière variait — avec une rude violence devant DorpatDeprat, avec une sobre fermeté devant ses nouvelles connaissances. Ces nuances échappaient à DorpatDeprat. MunteanuU. Margheriti les saisissait, averti par son antipathie. Il tentait — rarement — de les faire constater par son jeune chef.

MihielH. Mansuy dit un jour à DorpatDeprat : « Vous avez raison de vivre retiré. Les neuf dixièmes des gens sont des imbéciles qu'il est impossible de fréquenter. » Il développa ce thème avec son âpreté habituelle. Il avait parlé devant MunteanuU. Margheriti. Seul avec DorpatDeprat, le préparateur commenta ses réflexions : « Il ne manque pas de toupet. Ne savez-vous pas qu'il se lance dans le monde, qu'il accepte partout des invitations ? — Je crois que vous exagérez, répondit DorpatDeprat. » Un instant après, revenant sur le propos, il ajouta : « Pourquoi voulez-vous qu'il vive comme un loup ? »

Cette amitié jouait un grand rôle dans sa vie. LebretDeprat ** avait raison : par un phénomène qui n'est point rare, il s'ajoutait une espèce de reconnaissance envers MihielH. Mansuy de l'occasion fournie à DorpatDeprat de l'aider par tous ses moyens. MihielH. Mansuy était pour lui le point d'application du désir d'être utile, d'aider le mérite à sortir de l'ombre. Le jeune savant se considérait, presque comme son obligé... Il avait placé en lui toute sa confiance. Sa droiture, sa rude loyauté étaient pour lui des actes de foi. Il en résultait qu'il le laissait indépendant. Pour rien au monde il n'aurait voulu paraître exercer un contrôle sur son vieil ami. Il était entendu que MihielH. Mansuy avait le département des collections. Il recevait de la brousse les fossiles, dégrossissait les échantillons, les dégageait des gangues avec l'aide des préparateurs indigènes, les déterminait et donnait à DorpatDeprat la liste des espèces reconnues, les classait dans les collections. LebretDeprat ** avait vivement critiqué cette façon de procéder. Il ne comprenait pas qu'on remît ainsi ses récoltes sans prendre de garanties. Mais DorpatDeprat lui faisait observer, avec raison, que toute autre méthode eût été impraticable et empreinte d'un caractère de méfiance injurieux.

À l'égard de TardenoisH. Lantenois, DorpatDeprat revenait aux mauvaises impressions du début. Il le voyait plat devant les puissants, et, par contre, acharné à poursuivre, avec une vindicative âpreté, des agents qui lui avaient déplu. Il ne pouvait plus hésiter à le classer comme un esprit capable des mesquineries les plus déplaisantes, d'un égoïsme apoplectique, en même temps que faible et irrésolu, dont la sotte vanité faisait le gros dos sous la flagornerie.

Il constatait aussi que TardenoisH. Lantenois essayait de paraître l'animateur de l'Institut scientifique. Des gens, intéressés à se concilier les bonnes grâces d'un homme que ses puissantes camaraderies et ses amitiés politiques conduiraient sans doute aux plus hauts grades, écrivaient des comptes rendus dans lesquels ils parlaient de la savante et intelligente direction qui inspirait la belle besogne des savants attachés à l'Institut scientifique. Cela paraissait un peu rude à DorpatDeprat quand il songeait aux luttes incessantes pour faire bouger l'ingénieur à propos des questions les plus simples, aux niaiseries auxquelles il s'attachait, gênant, paralysant, quand, par malheur, il s'occupait du service. DorpatDeprat demeurait pourtant irrésolu devant l'intérêt qu'il lui témoignait en toute occasion. TardenoisH. Lantenois avait fait un nouveau séjour en France et, au retour, il avait conté au jeune homme les éloges entendus à son sujet. « J'ai fait chorus, vous pensez bien. Tout le monde admire vos travaux. MüggeÉ. Haug m'a dit : « Je n'appréciais pas DorpatDeprat autrefois, mais j'ai changé d'opinion. » — Éh bien, avait répondu le jeune chef de service avec son insouciante imprudence, je vous autorise à lui dire qu'à son égard, j'ai conservé la mienne. »

Une autre raison l'empêchait de classer définitivement son jugement sur TardenoisH. Lantenois : MunteanuU. Margheriti le tenait pour un homme excellent, malheureusement victime de travers désagréables. Et MihielH. Mansuy affirmait : « TardenoisH. Lantenois est notre ami dévoué. » Sans ces deux appréciations, DorpatDeprat eût admis que l'ingénieur flattait simplement en lui le savant qui procurait à l'Institut scientifique la notoriété et le respect dont TardenoisH. Lantenois, en parasite administratif, tirait à lui une partie.

Vers la cinquième année, il fit une connaissance qui devait plus tard se transformer en une amitié inattendue. Un fonctionnaire de la colonie, inspecteur aux Postes, nommé RolandE. Lorans, jusqu'alors en service détaché dans les provinces chinoises, avait épousé une ancienne condisciple de Marguerite pendant un récent séjour en France. À l'expiration de ce congé on l'avait envoyé en service au Tonkin. Les deux jeunes femmes se retrouvèrent avec beaucoup de plaisir, d'autant plus heureuses de se fréquenter que leurs goûts et leur culture intellectuelle et artistique étaient rapprochés. Mais DorpatDeprat ne fit aucun effort pour connaître RolandE. Lorans. Il évitait les nouvelles connaissances. Il prenait en grippe le monde des bureaucrates qui s'étalait maintenant sur la colonie pacifiée, créatures d'hommes politiques, milieux inertes, paralysant les activités, potiniers et vains. « Ces gens-là couleraient la colonie, pensait-il, sans les broussards » Mais l'amitié réciproque des deux femmes les rapprocha malgré tout. Ils se virent un peu, puis beaucoup, car DorpatDeprat dut l'apprécier. Il avait trouvé un homme, un homme de cœur, intelligent et juste, sans souplesse d'échine, tenant ferme pour son droit et pour celui des autres, et cultivé. Alors une autre amitié se développa, très différente de celle qu'il avait pour MihielH. Mansuy.

Durant ces années de labeur scientifique, il avait poursuivi ses essais littéraires et musicaux, mais il les cachait. LebretDeprat ** seul les connaissait. Sans même s'en rendre compte, il n'y avait jamais fait allusion devant MihielH. Mansuy. Au contraire, il s'en ouvrit à RolandE. Lorans et ne craignit pas de lui demander son opinion, qu'il trouva favorable. Mme RolandLorans, fine et instruite, écoutait et donnait sen appréciation. Il trouva dans ce milieu un grand encouragement. Quand il lisait à l'inspecteur quelque essai et qu'il trouvait en levant les yeux le regard franc de RolandE. Lorans empreint d'approbation bienveillante, quand sa voix décidée lui présentait quelque observation montrant l'intérêt qu'il attachait à l'œuvre, fût-ce une critique, il éprouvait une grande joie.

Il avait retrouvé à Hanoï une ancienne élève de son père, Mlle VerganiM. Colani, employée aux Services agricoles. C'était une personne déjà âgée. Comme la plupart des filles laides qui ne réussissent point dans la vie normale et qui sont douées d'une certaine intelligence, elle avait poursuivi ses études aux fins d'utilisation de ses diplômes. DorpatDeprat l'invitait lorsqu'il réunissait ses amis. Mlle VerganiM. Colani, suffisamment versée en histoire naturelle, s'intéressait à tout ce qui touchait à cette discipline. Elle passait d'agréables moments dans ce milieu.

« Ah, dit-elle un jour, s'il y avait une place pour moi à l'Institut scientifique, comme cela me plairait ! » DorpatDeprat répondit qu'on y pouvait songer : « Il faut prévoir l'abondance croissante des matériaux. Vous pourriez travailler avec MihielH. Mansuy. En attendant, venez au laboratoire quand vous voudrez, vous y serez chez vous. » Et, pour l'aider à produire un travail personnel dont il pût faire état quand le moment serait propice, il lui confia, pour les étudier et les décrire, une série de documents inédits. Mlle VerganiM. Colani se confondait en protestations de gratitude. « Mais, Mademoiselle, disait-il en riant, c'est vous qui nous rendez service... »

Mlle VerganiM. Colani, qui joua plus tard un rôle assez important dans la vie de DorpatDeprat, était une toute petite personne rétrécie, d'aspect timide, toujours approbatrice. Quand DorpatDeprat disait quelque chose, elle avait une façon d'opiner, forte et modeste à la fois, pleine d'une expression contenue d'admiration. MunteanuU. Margheriti, en parlant d'elle, avait une affectation de prononcer : « Mlle VergâneM. Colani », en supprimant presque l'i, à l'italienne, dans laquelle il enfermait une antipathie évidente.

DorpatDeprat recevait de fréquentes lettres admiratives de ses confrères de France. Il n'était pas dupe de certaines amitiés subites. « Une lanterne qui brille n'attire pas qu'un moucheron », pensait-il.. Ces lettres contenaient souvent des invites déguisées à envoyer dans la métropole une partie des documents recueillis par l'Institut scientifique. Il connaissait ce système, employé par quelques confrères, et non des. moins huppés, qui, tranquilles, sans jamais quitter le sol plein de sécurité de la patrie, à l'abri des fièvres, des inondations, du chaud ou du froid, des balles ou d'autres procédés fâcheux pouvant couper court à une carrière scientifique, produisaient des travaux inédits grâce au labeur d'autrui. Il faisait la sourde oreille. Ce n'était pas un garçon politique.

II

Il reçut un jour l'annonce que le dix-septième Congrès minéralogique internationalCongrès Géologique International se tiendrait, cinq mois plus tard, à VancouverOttawa, dans l'ouest canadien. Il exprima devant TardenoisH. Lantenois le vif désir d'y prendre part, afin de présenter les travaux du jeune Institut aux assises tenues par cette importante réunion de savants. L'ingénieur avait approuvé. « Idée excellente, avait-il dit. C'est entendu, vous irez en mission là-bas. » Là-dessus DorpatDeprat avait commencé à faire préparer les documents qu'il présenterait au Congrès, à étudier le programme des voyages scientifiques dont les itinéraires étaient déjà fixés.

Quelques jours après, TardenoisH. Lantenois revint sur ce sujet. « À propos du congrès, voilà, n'est-ce pas... J'ai bien envie de faire ce voyage. Sous peu, je rentrerai définitivement en France, je ne voyagerai plus... je vais demander à être envoyé aussi là-bas... N'est-ce pas précisément... nous ferons le voyage à deux, ce sera charmant. — Parfait, avait répondu DorpatDeprat, ce sera très agréable. »

Un nouveau laps de temps s'était écoulé. Un matin — un mois à peine séparait de la date à laquelle les voyageurs devraient s'embarquer — DorpatDeprat, assis dans son laboratoire, feuilletait nerveusement le programme du dix-septième congrès de minéralogie, en fixant ses yeux sur TardenoisH. Lantenois empêtré dans une explication gênante.

— Voilà, n'est-ce pas, euh... je ne vois plus la possibilité de nous faire envoyer tous les deux là-bas... Les crédits... J'espérais... Mais n'est-ce pas, précisément... on ne les accordera pas. Pour un seul, oui...

Il avait sur la face son éternel sourire paterne, rappelant l'expression volontairement un peu niaise de certains paysans retors. Il se lança dans un interminable discours, cherchant à bien faire pénétrer en DorpatDeprat cette notion essentielle qu'on n'accorderait pas une double mission. « J'ai pressenti le gouverneur généralJ. van Vollenhoven... il refuse absolument... n'est-ce pas, précisément... »

Ce qui lui restait à dire devait l'embarrasser, car il se mit à prodiguer les « euh, n'est-ce pas, précisément », à couper le souffle. DorpatDeprat attendait sans desserrer les lèvres. Il se doutait de la suite.

— Alors voilà, n'est-ce pas... Je vais, euh... rentrer prochainement en France... Ah, je regretterai la vie coloniale. Mon cher DorpatDeprat, je vais commencer la dernière partie de ma carrière... Oui, ce bel Institut scientifique... Ah, je vous envie... Alors, n'est-ce pas, précisément, ici, ma vie sera bien monotone. Je ne voyagerai plus. Je serai nommé, euh... n'est-ce pas, précisément... inspecteur général des services métallurgiques. Mes amis du ministère me l'assurent. La fin de la grande vie !... » Il fit un geste héroïque, très drôle chez ce gras et douillet personnage, dont la poltronnerie était proverbiale.

Il attendait au moins une question. DorpatDeprat ne soufflait mot. Cela le gêna davantage encore. Il enleva son lorgnon, l'essuya. C'était son procédé ordinaire pour se donner une contenance. Et tout d'un coup il précipita l'explication. « Alors, n'est-ce pas, ici... vous êtes jeune, vous avez l'avenir. Ah, n'est-ce pas, précisément, vous avez de la chance d'être jeune... Euh... cela ne vous fera rien de renoncer à ce voyage. Vous en ferez tant d'autres ensuite... Vous irez aux congrès suivants. Moi, ce sera fini, fini ! » Il hocha la tête d'un air triste. « Je vais demander mon envoi en mission là-bas. Mais soyez tranquille, j'emporterai tous vos documents. Je serai votre porte-parole. Je mettrai en vedette nos travaux et nos efforts. Comptez que je ferai une fameuse réclame à cet institut que vous dirigez... euh... n'est-ce pas, précisément, avec tant de compétence... »

Il s'interrompit. DorpatDeprat resta silencieux. TardenoisH. Lantenois reprit l'explication, plus faiblement. « C'est parfait, j'ai compris », dit brièvement le jeune savant. L'autre, qui avait grand'peur de le voir insister pour être de la partie quand même, s'éclipsa vivement. Il était un peu gêné de son personnage...

DorpatDeprat rentra chez lui et rapporta l'affaire à Marguerite. Elle le regarda avec décision. « Tu ne vas pas le laisser aller seul là-bas, dit-elle. Il veut tirer toute la couverture à lui. Il aura tout fait... C'est un homme faux. Vas-y à nos frais. — Une grosse somme pour nous, ma chérie, dit le jeune homme. — Tant pis, quel que soit le sacrifice, dit-elle en souriant... Il s'agit de ton œuvre. Cela passe avant tout. C'est décidé... » Il regarda les beaux yeux bruns, plein d'émotion devant ce désintéressement. « Faut-il ?... — Il faut. Demande les mois de congé auxquels tu as droit. »

Le soir même, il conta à MunteanuU. Margheriti la résolution prise en commun avec sa femme. « Il fallait insister, dit MunteanuU. Margheriti. — Pour qui me prenez-vous ? » demanda DorpatDeprat avec un peu de hauteur.

L'après-midi du lendemain, Marguerite se trouvait avec ses fillettes dans le grand jardin, quand un pousse s'arrêta devant la grille. La lourde personne de TardenoisH. Lantenois enjamba les brancards. « Que vient-il faire ? » se demanda-t-elle intriguée.

Après les banalités ordinaires, l'ingénieur expliqua que, sachant prochain le départ de la jeune femme pour le Yunnan où elle allait passer avec ses fillettes les mois de grosse chaleur, il avait tenu à lui présenter ses hommages et ses adieux. « Car, moi aussi, ajouta-t-il, je partirai sous peu. »

— Pour l'Amérique ? demanda la jeune femme.

— Heu, oui, pour le congrès.

— Vous partirez sans doute ensemble, vous et mon mari, Monsieur TardenoisH. Lantenois ? Demanda-t-elle tranquillement.

— Hélas non, Madame. Je pars seul. Désolé, vous savez !... » Il recommença, assez ennuyé... Deux personnes en mission. On ne pouvait obtenir une chose pareille. Il l'avait espéré d'abord...

— Je sais, dit-elle du ton le plus naturel. Mais cela ne change rien. Jacques ira à ses frais. Et comme il a plus que droit à son congé — il y a six ans que nous sommes ici — nul ne pourra l'empêcher de partir.

Elle regarda TardenoisH. Lantenois. Il était figé dans son fauteuil, blême, la voix coupée par la stupeur et la colère.

Marguerite reprit d'un ton tranquille et un peu malicieux : « Jacques se réjouit de ce voyage à deux. Ce sera charmant. Et je serai plus tranquille en le sachant avec vous... » Elle étudiait TardenoisH. Lantenois. « Une bête prise, pensait-elle. »

TardenoisH. Lantenois ravala sa salive. « Mais, dit-il, ce sera un sacrifice considérable... Les frais d'excursion et de séjour... avez-vous songé ? » Il était tellement frappé qu'il en bégayait.

— Nous sommes décidés... » Il insista. Tout à coup il sentit son inconvenance et sa maladresse. Il se mordit les lèvres et regarda en coulisse. Mais Marguerite reprenait de son air le plus détaché. « C'est nécessaire pour la carrière de Jacques... Il a d'ailleurs très bien compris ce que vous m'expliquiez tout à l'heure... »

Il vit que la partie était perdue. « Madame, fit-il avec un geste magnifique, je ne permettrai jamais cela. Nous irons tous les deux en mission, ou je n'irai pas ! »

Il prit congé, monta dans son pousse et fila dare-dare à l'Institut scientifique. Soufflant et cramoisi, il entra chez DorpatDeprat. « Voilà, n'est-ce pas, mon cher ami... Mme DorpatDeprat m'a dit que vous alliez en Amérique à vos frais. C'est impossible ! C'est in-ad-mis-sible ! C'est vous qui avez le plus de droits à présenter l'institut. Je vais redire ça en haut lieu, n'est-ce pas ici, avec vigueur, toute affaire cessante. Et, nom d'un petit bonhomme, s'ils hésitent, ils en entendront. Comment, n'est-ce pas, précisément, leur dirai-je... ici, euh... ce savant a mis sur pied, avec mon aide, un organisme... euh... qui vous fait honneur dans le monde entier... et précisément... vous lésinez ! » Sa voix avait des inflexions indignées. Il convainquait d'imaginaires récalcitrants. « J'emporterai le morceau ! Ce sera dur... Ouf ! Ce sera dur !... Il fallait me dire que vous teniez à aller là-bas... »

Le soir même, il se précipita chez DorpatDeprat. « Victoire ! Nous partons tous les deux ! J'ai été convaincant. Le secrétaire généralJ. van Vollenhoven, ou plutôt M. le gouverneur généralJ. van Vollenhoven, puisqu'il l'est par intérim, s'est rendu à mes raisons. Je lui ai fait ressortir vos mérites é-nor-mes... Ah, j'ai bien travaillé... » Il essuya son lorgnon avec un sourire heureux.

— Si tu savais la tête qu'il faisait, dit Marguerite à son mari, quand il a su notre décision, j'ai cru qu'il allait étouffer.

— Heureusement, dit DorpatDeprat, qu'il a un besoin absolu de moi.

TardenoisH. Lantenois ignorait que DorpatDeprat connût personnellement le gouverneur généralJ. van Vollenhoven intérimaire. Un quart d'heure après le départ de l'ingénieur en chef, le jeune savant se trouva sur les bords du Grand Lac avec le gouverneur généralJ. van Vollenhoven, un homme jeune, belle nature ferme et droite, de grand savoir et de grande volonté. Il était, comme DorpatDeprat, un adepte fervent des sports vigoureux. Debout sur le ponton de leur club nautique, ils étaient prêts à embarquer, avec leurs co-équipiers, dans une longue yole à quatre. « À propos, Monsieur DorpatDeprat, dit le gouverneurJ. van Vollenhoven, M. TardenoisH. Lantenois est venu me demander ce soir de vous envoyer, tous les deux, en mission au dix-septième congrès minéralogiquecongrès géologique. La chose était obtenue d'avance. Il est naturel que vous alliez présenter vous-même les travaux d'un service dont vous êtes l'âme. » Puis ils s'installèrent dans l'étroite « pointe » et ils souquèrent dur à travers les vagues.

Quand DorpatDeprat rapporta les paroles du gouverneur généralJ. van Vollenhoven à Marguerite, elle rit beaucoup. « Mais quel affreux menteur !... Ouf, fit-elle en contrefaisant le gros homme, j'emporterai le morceau ! Ce sera dur, mais, nom d'un petit bonhomme, ils en entendront !... C'est égal, ajouta-t-elle en redevenant sérieuse, il est bien faux. Il tenait à aller seul au congrès... lui seul aurait tout fait ici. Prends garde à lui... On ne sait jamais... »

III

Vers la fin du printemps, DorpatDeprat et TardenoisH. Lantenois s'embarquèrent. Le voyage fut charmant. Durant les longs voyages sur mer, le contact étroit développe l'intimité ou exaspère les haines. Sur un paquebot anglais, étrangers tous les deux, ils se trouvaient plus rapprochés encore. L'ingénieur se montrait plein d'abandon, parlait à son compagnon de sa famille, c'est-à-dire de ce qui tenait le plus au cœur de celui-ci. Et dans l'esprit de DorpatDeprat revenait le motif ordinaire : « Faible, partial, vaniteux, mais tout cela fait-il un méchant homme ? » Évidemment TardenoisH. Lantenois avait des travers déplaisants : il était d'une gourmandise désobligeante ; il manifestait en tout un égoïsme ahurissant dans sa naïveté ; son manque d'éducation se révélait trop souvent. Quand DorpatDeprat, lisant quelque texte, émettait une remarque, TardenoisH. Lantenois avait la fâcheuse manie d'allonger la main et, sans un mot d'excuse, de tirer brusquement, laissant l'autre les mains en l'air. Un jour qu'ils étaient tous deux au fumoir — DorpatDeprat consultait une carte — il fit à dessein une remarque. TardenoisH. Lantenois allongea le bras, saisit le haut de la carte et tira en disant : « Voyons ». DorpatDeprat serra les doigts, la carte se déchira... Il leva les yeux. L'ingénieur, rouge et gêné, marmottait une vague excuse. « Oh ! pardon, dit DorpatDeprat, si j'avais su que vous la désiriez... » Il alla faire un tour sur le pont. TardenoisH. Lantenois le regarda sortir en mordant ses lèvres et en jetant autour de lui son regard en coulisse. Quand ils se retrouvèrent, il fut plus charmant que jamais...

Un beau matin, la grande île de VancouverOttawa montra sur les eaux glauques du Pacifique sa haute masse, lourde du manteau vert sombre des pins orégons. Le paquebot s'engagea dans le détroit où Juan de Fuca avait jadis lancé son navire, et le sound de Seattle refléta les masses neigeuses des monts Olympiques. Les monts des Cascades développaient sur une immense étendue leurs chaînes par-dessus lesquelles les deux géants, Rainier et Baker, dressaient leurs têtes blanches.

Avant l'ouverture du Congrès, DorpatDeprat alla seul, visiter aux États-Unis des régions dont les séries de terrains étaient classiques. Il revint à VancouverOttawa, trois jours avant la première séance et fut tout de suite entraîné dans l'agitation de la grande réunion. Il retrouva là BornierP. Termier, devenu un homme de grande importance, porté aux nues par les uns, traité de sauteur par les autres ; le professeur BourgesA. Lacroix, et d'autres encore. Il dut reconnaître qu'il avait acquis quelque notoriété quand il voyait ses confrères étrangers, à son nom, manifester un intérêt marqué. Il ne laissa pas de goûter un certain plaisir à ces honneurs nouveaux.

Par contre, le nom de TardenoisH. Lantenois tombait dans un silence indifférent. Les confrères étrangers le prenaient pour ce que les Allemands appellent une « Congresswanze » - punaise de congrès — personnage désireux de profiter des réductions de prix dans les paquebots, les chemins de fer et les hôtels. DorpatDeprat se rendait compte que le chef administratif de l'Institut scientifique souffrait d'être pour ces gens une quantité négligeable et il comprenait pourquoi il aurait tant voulu venir seul au congrès.

À la séance d'ouverture, DorpatDeprat, assis au milieu de ses confrères dans la grande salle du Parlement, était devant un Français, entre un Suédois et un Anglais. TardenoisH. Lantenois n'était pas là. Il était allé visiter, au Stanley Park, ce matin-là, les thuyas et les wellingtonias hauts de cent mètres.

Après l'allocution du président — selon l'usage un savant du pays — le speaker nomma les vice-présidents et les membres du conseil élus. Certains noms, prononcés à l'anglaise par le speaker qui parlait très vite, échappèrent à DorpatDeprat.

On le toucha légèrement dans le dos. « Félicitations, dit le confrère français, vous êtes un des vice-présidents. — Quelle plaisanterie, dit le jeune savant. — Sans plaisanterie, dit l'autre, j'ai bien entendu. »

DorpatDeprat resta convaincu d'une erreur. À l'issue de la séance, il remonta dans la chambre qu'il occupait à l'Université. Sur la table il vit une enveloppe à son nom, aux armes du Congrès. Une simple phrase, signée du secrétaire, se détachait sur la feuille qu'il en tira : « I have the honour to inform, you have been elected a vice-president of the seventeenth mineralogical congress. » Ainsi, c'était vrai. Il se sentit joyeux au possible. Du reste, il n'entrait pas un grain de vanité dans cette joie. Il n'y avait qu'un sentiment noble : le contentement d'être ainsi jugé par ses pairs et de pouvoir se dire : « Ce que j'ai fait a quelque valeur. » Il descendit lestement l'escalier. Dans la cour il aperçut TardenoisH. Lantenois. Il alla vivement à lui, sans réfléchir. « Vous avez l'air bien content, dit l'ingénieur. — Il y a de quoi, tenez... » DorpatDeprat tendit la lettre. TardenoisH. Lantenois prit et lut...

Bien des années plus tard, DorpatDeprat revoyait avec précision l'expression abominable qui avait parcouru la grosse face blême. Elle disait tout, cette expression : une haine formidable et datant de loin, une basse et mesquine jalousie... la jalousie de l'impuissant. Elle trahissait une âme méchante et dure, capable des pires manœuvres. Elle passa... le temps d'une seconde. Et si DorpatDeprat n'avait par hasard levé les yeux sur l'ingénieur, il n'aurait vu, l'instant d'après, qu'un masque bénin, bénin, cordialement affectueux, en accord avec la voix aimable qui disait : « Ah je suis bien content, DorpatDeprat... mes félicitations... »

Un dernier incident donna le trait final à la silhouette morale de TardenoisH. Lantenois. Le hasard voulut qu'un jour DorpatDeprat fût installé dans une salle de l'université servant de lieu de réunion, en une grande chaise à dossier gothique. Il était tourné vers la fenêtre. Deux personnes s'approchèrent en causant. Il reconnut les voix de GeierP. Weiss et de TardenoisH. Lantenois. GeierP. Weiss était un gros bonnet de ministère, camarade d'école et ami de l'ingénieur. Il intéressait peu DorpatDeprat : un infatué, qui contemplait le monde du haut de sa situation.

On roula des fauteuils près de DorpatDeprat. Il continua son étude. Soudain, malgré lui, il prêta attention. « J'estime, n'est-ce pas, précisément, disait TardenoisH. Lantenois avec emphase, que j'ai tous les titres au grade d'inspecteur général. Je me suis donné un mal é-nor-me pour conduire à bien les travaux de l'Institut scientifique. N'est-ce pas précisément... euh... ici, avoir su dresser des collaborateurs tels que DorpatDeprat, ce n'est pas une petite affaire. Je suis fier... euh... fier de mon œuvre ! » Il continua un bon moment sur ce ton, avec des inflexions héroïques, il avait tout fait, tout inspiré. S'il ne signait pas les mémoires scientifiques lui-même, c'était grandeur d'âme, pour faire briller ses collaborateurs... « Quel front ! » pensait DorpatDeprat.

GeierP. Weiss ne connaissait rien aux questions en jeu. Il approuvait pleinement. La « camaraderie » et les attaches politiques de TardenoisH. Lantenois étaient les seuls titres qui eussent de la valeur à ses yeux.

« Mon cher TardenoisH. Lantenois, inutile... tout le monde vous connaît au ministère... »

— Il faut, reprit l'ingénieur, que je vous fasse voir une carte générale que DorpatDeprat a dressée sous ma direction. Je la publierai à mon retour. Je vais la demander à DorpatDeprat... » Ils parlèrent ensuite de la législation sur les forces hydrauliques, préparée par TardenoisH. Lantenois. « Une œuvre for-mi-da-ble, disait celui-ci... Hum ! Je suis arrivé à quelque chose de sortable... Mais, n'est-ce pas, précisément, c'est un labeur énorme. » Il aspirait l'air avec force en allongeant les lèvres et le refoulait en un souffle long et pénible. DorpatDeprat avait une forte envie de rire : il savait que tous les spécialistes, à la colonie, trouvaient le projet mal conçu au point d'être inapplicable.

Libéré par leur départ, il courut mettre en sûreté la carte dont parlait TardenoisH. Lantenois. Et quand l'autre, devant GeierP. Weiss, lui demanda la minute, il répondit qu'il l'avait communiquée à une section du congrès. « D'ailleurs, ajouta-t-il avec intention, c'est trop mon œuvre strictement personnelle — il marqua un arrêt — pour que je ne tienne pas à donner quelque chose de bien établi. Je ne la publierai pas avant trois ans au moins. » TardenoisH. Lantenois se mordit les lèvres et regarda en coulisse...

Après la session, ils prirent part, ensemble, aux excursions du congrès. Ils passèrent des moments très agréables. TardenoisH. Lantenois était paternellement affectueux... BornierP. Termier, son vieil ami, celui qui l'avait dépeint comme « merveilleusement bon », montrait à DorpatDeprat la plus cordiale amitié et l'intérêt le plus vif pour ses travaux. Le jeune savant avait depuis longtemps jeté l'oubli sur la collaboration forcée d'autrefois. « Il est vraiment charmant et bon, pensait-il. » Il fit aussi plus ample connaissance avec ColleryerE. de Margerie, autre ami de TardenoisH. Lantenois. Un homme très aimable, qu'il devait retrouver en d'autres circonstances. « Il est singulier, se disait-il, que les amis de TardenoisH. Lantenois le connaissent si mal. »

Enfin DorpatDeprat et TardenoisH. Lantenois prirent sur le Pacifique le chemin de l'Extrême-Orient et, quelques mois plus tard, l'ingénieur s'embarquait « pour France », sans esprit de retour. Il allait soigner sa candidature à une haute fonction. Pour cela, il fallait être « près du soleil », harceler les directeurs du ministère, lutter de ruse et de diplomatie avec les concurrents, cultiver les amitiés politiques. Il quitta DorpatDeprat avec de grandes démonstrations d'amitié, lui jura ses grands dieux qu'il ferait tout pour augmenter sa notoriété. DorpatDeprat feignit de prendre ses protestations pour argent comptant, mais, sans retour possible, il connaissait l'homme. Et, quand le paquebot qui portait TardenoisH. Lantenois et sa fortune leva l'ancre et s'éloigna sur la rivière d'Haïphong, il se sentit soulagé.

Il se trouva que BeauregardA. Lochard, le successeur de TardenoisH. Lantenois, fut un garçon paisible, modeste, n'aimant guère ses « camarades ». Il eut le tact de ne pas s'immiscer dans des questions hors de sa compétence et ne s'occupa de l'Institut scientifique que pour lui prêter son appui dans les besoins de crédit et de personnel. DorpatDeprat n'avait plus à lutter contre l'influence paralysante d'un TardenoisH. Lantenois, toujours occupé à faire accoucher les montagnes de souris minuscules.

Il connut aussi, en dehors de BeauregardA. Lochard, un autre ingénieur polytechnicien, FabreP. Lefebvre, gros travailleur, très intelligent, infatigable broussard. FabreP. Lefebvre, à l'encontre de ses « camarades », comprenait la nécessité de connaître les terrains pour les études de voie ferrée. Chargé d'établir un projet dans le sud, il demanda que DorpatDeprat l'accompagnât et souvent il modifia son projet sur ses avis. FabreP. Lefebvre avait horreur de l'esprit de coterie. Sans souci de la « camaraderie » il traitait HazebrouckB. Denain de crétin et disait de TardenoisH. Lantenois : « une moule stupide ». Mais ces indépendants étaient, comme LebretDeprat **, des oiseaux rares. La plupart, l'esprit faussé, atrophié par la paperasserie, passaient leur temps à produire d'innombrables circulaires contradictoires, rendant leurs subordonnés responsables de leurs propres bévues et s'arrogeant le mérite des succès. L'ingénieur civil des mines RangatM. Garand, l'âme de la grande Compagnie des Charbonnages du Pacifique, qui devait un jour mourir victime de son intrépide activité, disait en parlant des encombrants bureaucrates des Services techniques et d'ailleurs : « Ces messieurs font de la législation... C'est un refuge de tout repos, une « barbette » d'où l'on contemple avec mépris les gens comme nous, qui ne sont pas du « Corpsse. » Il prononçait par moquerie « le Corpsse », comme la plupart des ingénieurs civils. Le « Corps », être du Corps, n'en pas être ! Toute la différence de la haute noblesse au maraud piéton...

DorpatDeprat continua de se faire beaucoup d'ennemis dont il ignora parfois jusqu'au nom et à l'existence. Les parfaits fonctionnaires ne lui pardonnaient ni son activité ni sa jeune notoriété. Ils considéraient son labeur constant comme un reproche personnel. D'autres lui en voulaient simplement d'être heureux et de le laisser voir. Cette espèce est abondante. En outre, dans un pays où les gens, à partir d'un certain grade, dînent en ville ou donnent à dîner chaque jour, on lui reprochait de vivre en famille dans un cercle restreint d'amis. Chose plus grave, il n'appartenait à aucune coterie politique. Par contre, il avait contre lui, sans qu'il s'en doutât, tout ce que la colonie comptait de « camarades », sauf BeauregardA. Lochard et FabreP. Lefebvre. Certains d'entre eux étaient d'assez bonnes gens, mais dans les associations puissantes d'intérêt mutuel, l'homme le plus inoffensif devient redoutable en perdant son individualité.

De tout cela, il n'avait cure. Il vivait avec joie dans le groupe de ses collaborateurs qu'animait son enthousiasme. Il guidait MunteanuU. Margheriti, DubondL. Dussault ; il aimait à voir MihielH. Mansuy au milieu de ses échantillons, dans le désordre apparent et pittoresque d'un laboratoire où l'on travaille la roche, mettant au courant Mlle VerganiM. Colani, devenue collaboratrice bénévole, très assidue, en attendant qu'elle appartînt définitivement à la maison. Vis-à-vis de l'administration, il soutenait avec fermeté ses collaborateurs. MihielH. Mansuy passa ainsi à l'avancement au minimum de temps. Pour lui-même, DorpatDeprat ne demandait jamais rien. Il avait cela en horreur.

MihielH. Mansuy lui causa un jour un étonnement profond. « Ma foi, dit-il à DorpatDeprat, j'aimerais à avoir la Légion d'honneur... — Comment ?... Vous ! mon cher MihielH. Mansuy ! Vous, le contempteur des décorations et des honneurs !... Je ne vous reconnais plus, dit DorpatDeprat d'un ton plaisant.

MihielH. Mansuy étendit vers lui sa main puissante. « Ne vous y trompez pas... Je me fous de ces hochets... Mais j'aimerais à avoir ça pour faire râler tous les foutriquets des bureaux. » Il hochait sa tête énorme, au large crâne dénudé. « Voyez-vous ça ? MihielH. Mansuy... l'ancien ouvrier, le pauvre bougre qui turbinait à crever dans des métiers infects... qu'un tas de morveux regardent encore du haut de leur tête... Ah ma chère, un homme de rien !... Oui, ça me plairait de voir au Journal Officiel : « MihielH. Mansuy, chevalier de la Légion d'honneur »... Et entre nous, je ne l'aurais pas volé, ajouta-t-il avec un orgueil immense. Ils sont un tas de propres à rien dans la colonie... ça leur tombe dessus un beau jour. Ah misère ! Un HazebrouckB. Denain a ça depuis longtemps. Pourquoi ? Pour avoir fait des projets plus idiots les uns que les autres !... »

Il se calma. « Ce serait une belle fin de carrière », fit-il en regardant DorpatDeprat. Son ami se disait pendant ce temps : « Que l'homme est surprenant. En voilà un que j'aurais juré indifférent à l'opinion. Du moins il le proclamait. Et il voudrait avoir un bout de ruban pour faire pièce à des gens dont l'appréciation ne devrait le soucier en aucune manière. » Il sourit intérieurement de cette faiblesse, mais il pensa qu'il fallait contenter son vieil ami. Il avait eu une existence si rude, si méritoire. « Sérieusement, cela vous plairait tant ? » demanda-t-il.

MihielH. Mansuy lui lança un regard semblable à un coup de sonde. Et presque aussitôt, avec le ton large et franc qui le caractérisait : « Éh oui ! Ça me plairait, beaucoup ! Mais surtout ne croyez pas que ce soit pour la chose en elle-même, pour la bête vanité d'être décoré... Ça, je m'en fous !... .

— Bien, dit DorpatDeprat, je ferai la proposition avec insistance, mais vous aurez sans doute à attendre deux ou trois ans. »

MihielH. Mansuy tendit sa main, large ouverte. « Merci, dit-il avec rudesse, de vous à moi, il n'y a pas à en dire plus, n'est-ce pas ? Nous nous comprenons trop bien ! »

À l'époque où DorpatDeprat remplit les feuilles de propositions, MunteanuU. Margheriti fut chargé de les transmettre et les lut. « Quoi ? dit-il à DorpatDeprat, ce vieux mangeur de bourgeois, cet anarchiste, qui voudrait tout mettre cul par-dessus tête... Il a le culot de vouloir être présenté pour la Légion d'honneur ! » Il ajouta quelques commentaires désobligeants. « Allons, c'est une faiblesse, dit DorpatDeprat... Qui n'en a pas ? Il voudrait le ruban, à cause des sots qui méprisent son origine... — Une fameuse blague, dit MunteanuU. Margheriti. La vérité ?... Il est vaniteux comme plusieurs paons. Il désire être décoré pour épater les gens. Si je vous disais ce que je pense !...

— Que pensez-vous, mauvaise langue ? demanda DorpatDeprat. — Je pense qu'il est ambitieux à se ronger le sang et qu'il crève dans sa peau de ne pas diriger l'Institut scientifique...

DorpatDeprat s'entretenait souvent de ces choses avec l'inspecteur RolandE. Lorans qu'il savait discret. Ils se voyaient presque journellement. Grands joueurs d'échecs tous les deux, ils entamaient des parties qu'ils interrompaient par des causeries. RolandE. Lorans, plus âgé que lui de plusieurs années, avait l'esprit juste et pondéré. DorpatDeprat le trouvait toujours de bon conseil. Cette amitié devenait précieuse pour lui. Elle était toute différente de celle qu'il ressentait pour MihielH. Mansuy, lié à lui par une communauté de goûts scientifiques et qu'il aimait à la façon dont une nature généreuse aime ceux qu'elle aide. Ici, rien de semblable. C'était une amitié entre pairs. Mais DorpatDeprat ne percevait pas cette différence.

La septième année, il songeait décidément à revenir en France. Il avait trente-six ans. Il commençait à être très fatigué. Il ne s'en rendait pas bien compte, mais d'autres le voyaient pour lui. Dans son enthousiasme de chercheur, il abusait de ses forces, et cela, sous un climat difficile. Depuis son arrivée, il n'avait pris aucun repos : les explorations alternaient avec des périodes de mise au point, les travaux de laboratoire, les rédactions de mémoires. MunteanuU. Margheriti, RolandE. Lorans, le capitaine LamyLaval, lui donnaient le conseil de partir en congé. Il reculait toujours. Il avait entrepris sur la frontière du Kwang-si des études qu'il avait à cœur d'achever. « Nous partirons l'année prochaine », dit-il à sa femme. Et il s'en alla pour une tournée d'été dans les hautes montagnes du nord, emmenant avec lui DubondL. Dussault qui lui témoignait la plus vive amitié et une admiration qui le gênait même un peu. DubondL. Dussault désirait prendre sa retraite de bonne heure et entrer définitivement à l'Institut scientifique.

En arrivant dans un poste de la frontière, au sortir d'un massif très solitaire, ils apprirent un beau jour des nouvelles prodigieuses...  : la grande guerre commencée, les désastres du début, le redressement, la Marne...

La plupart des gens, en France, ne se rendirent pas un compte exact de ce qui se passait alors en Indochine. Ils se figuraient naïvement une situation de tout repos pour ceux que les ordres retenaient au loin. Des gens employés en France dans des services « très arrière » les traitaient volontiers d'embusqués. Parmi ces « embusqués », il y avait des gens épuisés par des années de campagne qui, dans leur genre, valaient de rudes campagnes de guerre. Ils mouraient du foie ou d'autre chose, mais il est évidemment moins glorieux de mourir du foie, d'une pernicieuse ou d'une balle de pirate, que d'un projectile européen...

Les Français, qui, pour la plupart, se débarrasseraient allégrement de leurs colonies, comme jadis des « quelques arpents de neige » canadiens, ne comprenaient pas toujours que sans leurs colonies et ceux qui les gardaient, la grande guerre se fût terminée beaucoup plus vite et, faute de matières premières, point à leur avantage. Et puis, en ce temps de camouflage systématique des nouvelles, on ignora la situation précaire des Français, défendus par un squelette de régiment composé de réservistes ayant tous à leur actif des années de séjour ininterrompu, femmes et enfants à la merci d'un massacre. On ne connut point les soulèvements, Thai-nguyen aux mains de la milice révoltée, la ville bombardée. Chose inattendue, des gens renvoyés des fronts d'Europe pour blessures ou fatigue extrême, vinrent se faire tuer en Indochine après avoir échappé aux obus allemands. Mais ils étaient tués en Indochine... cela ne comptait pas... Sauf pour eux !

Comme la plupart de ceux qui furent retenus pour la défense de la colonie, DorpatDeprat songea qu'il fallait travailler de toutes ses forces à maintenir aux yeux de l'étranger le prestige de la France. Il avait maintenant huit ans de séjour et de dures campagnes derrière lui. Il sentait lourdement la fatigue. Mais il se répétait le vers homérique : Patrocle aussi est mort qui valait mieux que toi... HeyrierL. Cayeux lui écrivait : « Les Allemands, malgré la guerre, font preuve d'une activité scientifique énorme. Il nous faut, vis-à-vis des neutres que cela impressionne, tenir le coup à cet égard. »

Pendant la guerre, l'Institut scientifique s'augmenta d'une recrue nouvelle. GuéraldeJ.-L. Giraud, ce confrère de DorpatDeprat, qui jadis l'avait mis en garde contre les déprédations de ValbertM. Boule à l'endroit des jeunes, insista pour obtenir une place récemment créée à l'Institut scientifique. En dehors d'une thèse assez médiocre, il avait peu publié, mais il faisait grand état de ce peu. Beaucoup plus âgé que DorpatDeprat, d'une dizaine d'années, il occupait, dans une faculté, un emploi mal rétribué.

La science lui importait très peu. Il s'était présenté, sans succès, aux élections législatives. DorpatDeprat ignorait cela ; ne trouvant personne qui voulût affronter les brousses et le climat indochinois, il accepta cette candidature, se remua comme il savait se remuer pour les autres, le fit nommer et quand l'autre arriva avec sa famille, il se mit en quatre pour l'installer.

Il déchanta promptement. GuéraldeJ.-L. Giraud était de ces gens qui font brièvement illusion par un psittacisme anormal. Totalement dépourvu de sens critique, hâbleur, médisant, il passait son temps à déballer la chronique potinière des laboratoires de France, se répandait en méchancetés sur le professeur BourgesA. Lacroix auquel, DorpatDeprat le savait, il devait tout. Le chef de l'Institut scientifique fut dégoûté. Cependant il emmena GuéraldeJ.-L. Giraud en tournée dans la haute région. L'autre passa son temps à gémir sur la pluie, le soleil, la raideur des pentes, les mauvaises pistes, la nourriture. Il fut le plus encombrant des bagages. « J'ai fait là une belle recrue », pensait DorpatDeprat. Il le trouva menteur, fut excédé par les vanteries perpétuelles de son compagnon à propos de ses exploits auprès d'innombrables personnalités féminines. « Un mythomane hystérique !.. c'est complet », se disait-il. Il se rendait compte que l'autre était fermement résolu à ne rien faire. GuéraldeJ.-L. Giraud était venu à la colonie dans l'état d'esprit de ce fonctionnaire célèbre, préposé au gouvernement d'un groupe d'îles de l'Océan Indien, qui passait la journée dans sa chaise longue, et, le soir, embrassant le ciel d'un geste large, disait : « Le soleil s'est levé ce matin... le voici qui se couche là-bas, et j'ai gagné cent francs. »

Ayant à répondre à une lettre de BourgesA. Lacroix, il fit allusion à ses ennuis. BourgesA. Lacroix lui écrivit : « Ce que vous me dites ne m'étonne pas. Je sais que GuéraldeJ.-L. Giraud a tenu sur moi les plus méchants propos. C'est un malheureux. Tâchez cependant de l'utiliser. »

— Il aurait pu me prévenir quand je lui demandai des renseignements, pensa DorpatDeprat. Toujours cette même lâcheté des gens. Ne point se résoudre à prendre la responsabilité de crier gare, et parler quand la chose est faite.

Il envoya GuéraldeJ.-L. Giraud en brousse, lui donna une région proche et facile. L'autre ne lui sut aucun gré de cette prévenance. Partout, dans les résidences, dans les postes d'officiers, il abîma son chef et confrère, comme il abîmait tous ceux qui s'étaient employés pour lui. Et comme, au service d'un esprit méchant, il avait une imagination déréglée, il finissait par voir le succès couronner des projets qui aboutissaient au débarquement de DorpatDeprat à son profit. Il passa par le poste où commandait LamyLaval, lequel écrivit à DorpatDeprat : « Tu m'as recommandé là un drôle de coco. Il t'éreinte à plaisir ! Tu te feras donc toujours rouler ? » DorpatDeprat était désolé. Il ne se rendait pas compte qu'à vouloir coûte que coûte que son service fût un éden, à s'efforcer d'être pour ses subordonnés un ami, non un maître, il commettait une faute grave. Leur groupe était devenu un raccourci de la société, avec ses personnages bons et mauvais, avec l'ambition, la jalousie. Il écrivit un jour à LebretDeprat ** en lui contant ses ennuis. Son ami répondit. « Ne t'en prends qu'à toi, faiseur de songes. Tu consultes trop les gens qui sont sous tes ordres. Avec les meilleures intentions du monde, tu nuiras à ton service. Souviens-toi de celui que nous appelions MoïseA. Michel-Lévy... C'était un dominateur. Il ordonnait, et l'on ne discutait pas ses ordres nets et sensés. Et toute chose qu'il dirigeait marchait admirablement. Imite-le. Tu sais commander en expédition, tu as une volonté tenace devant le danger et devant les difficultés. Tâche de la rappeler dans tes fonctions. Tu as du talent et peut-être du génie. Sois un chef et tu seras complet... »