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La Teoria Azoica de Eduardo Forbes [*]

Texto de Christian C. Emig
Directeur de recherche honoraire - CNRS
- En linea el 1 de Agosto de 2009 -

      La fin de la première période de l’avènement de l’océanographie (au cours des années 1840-50) est marquée par deux événements très éloignés l'un de l'autre, mais qui, tous deux, vont contribuer au développement de l'océanographie.

      En 1851 est posé avec succès le premier câble télégraphique sous-marin entre la France et l'Angleterre. Des projets furent immédiatement étudiés pour réaliser des liaisons plus importantes, en particulier un câble reliant l'Europe à l'Amérique du Nord. Or, pour réaliser avec succès la pose des câbles, il fallait avoir une excellente connaissance des fonds marins, notamment de la topographie du fond sous-marin, de sa nature, des caractéristiques des masses d’eau et des courants auxquels le câble allait être exposé.

      Peu auparavant paraissaient des travaux rédigés par l’Anglais Edward Forbes (1815-1854), consacré à la répartition de la vie sur le fond des mers. Sur la foi d'une série de dragages qu’il a effectué en mer Égée (mer Méditerranée) en 1840-1841 jusqu'à environ 400 mètres de profondeur, et, en extrapolant à de plus grandes profondeurs la réduction à peu près linéaire du nombre d'espèces et d'individus dragués avec la profondeur, cet auteur fixe à 300 fathoms (549 mètres) la limite en profondeur du monde vivant marin (Forbes, 1844a, 1844b ; Forbes & Godwin-Austen, 1859). Donc au-delà de 500 mètres de profondeur, la vie ne pouvait exister ! Son hypothèse azoïque (« azoic hypothesis »), basée sur le constat que l’abondance de la vie décroît avec la profondeur fut acceptée à l'époque comme une pure et simple vérité… et affirmée comme telle pendant plus de 25 ans par la communauté scientifique, inhibant ainsi toutes recherches marines en profondeur (Anderson & Rice, 2006). Forbes, en toute connaissance, n’a fait que reprendre l’idée du géologue anglais Henry de La Beche (1796 - 1855) qui avait déjà proposé l'idée d'une mer profonde sans vie dès 1834 (de La Breche, 1834). Cette hypothèse était, après tout, logique : comment les animaux pourraient-ils survivre résister à l'obscurité, la pression et le froid de la mer profonde ? et soutenue par des scientifiques renommés comme Louis Agassiz (1807-1873) dans Agassiz & Gould (1851) ou David Page (1814 - 1879) dans Page (1856).

      C'était en dépit d'évidences contraires scientifiquement établies.En effet, 30 années auparavant, un niçois Antoine Risso (1777-1845) a été le premier naturaliste à décrire dès 1810 des espèces de la faune profonde méditerranéenne dans « Ichtyologie de Nice… » – il y fait référence à des poissons et crustacés qu'il pêchait au large de Nice et dans le golfe de Gênes entre 600 et 1000 m -, puis en 1816 dans son « Histoire naturelle des crustacés des environs de Nice » et en 1826 dans son « Histoire naturelle des principales productions de l'Europe méridionale… ». Mais, ses travaux ont été largement ignorés, tout comme les observations publiées par d’autres chercheurs.

      En effet, dès 1818, John Ross (1777-1856) a fait une série de sondages sur la côte du nord-est du Canada (Ross, 1819) en signalant la présence de vers et d'étoiles de mer à des profondeurs de 600 brasses (1095 mètres). Son neveu James Clark Ross (1800-1862) a dragué du corail vivant et d'autres invertébrés marins de jusqu'à 400 brasses (approximativement 730 mètres) de profondeur pendant la British Antarctic Expedition de 1839-1843 (Ross, 1847). Quelques ans après, au large de la côte norvégienne et dans ses fjords, Michael Sars (1805-1869) et son fils Georg Ossian Sars (1837-1927) ont décrit des centaines d'espèces animales en draguant entre 200-300 brasses dans une série de rapports publiés dans divers journaux norvégiens pour dénoncer la théorie azoïque de Forbes, notamment dans Sars (1846) voir aussi d’autres références dans Sars (1872).

      L'erreur d’interprétation de Forbes en Mer Méditerranée sera corrigée en 1861 par Alphonse Milne-Edwards (1835-1900) après que le câble sous-marin entre Cagliari (Sardaigne) et Bône (maintenant Annaba, Algérie) eût été relevé pour réparation par Henry Fleming Jenkin (1833-1885) pour le compte de la Mediterranean Telegraphy Company. Milne-Edwards (1861) y a découvert plusieurs dizaines d'exemplaires, surtout de Mollusques et de Coraux, vivant attachés à une portion cassée du câble télégraphique sous-marin, probablement au-delà de 1800 m (2000-2800 m selon Milne Edwards). En fait, si Milne-Edwards a probablement vu des échantillons, mais certainement pas ceux de la partie la plus profonde (2000m) du câble. En réalité, on n'en sait rien, et pourtant, ce fait a été cité à plusieurs reprises. Helmut Zibrowius (communication personnelle) a compilé toute une documentation à ce sujet mettant en lumière toutes les incertitudes. En résumé,
° provenance incertaine de ce qui a été décrit par Milne-Edwards A. et la grande profondeur avancée est totalement exclue.
° Milne-Edwards A. avait décrit deux Scleractiniaires nouveaux dont les types sont perdus. Il faisait partie de la collection d'une grande école à Paris (non au Muséum National d'Histoire naturelle), qui a simplement été jetée. Une ancienne habitude courante en France, même de nos jours.

      Pour confirmer que les zones profondes ne sont pas azoïques, les premières grandes expéditions océanographiques sont entreprises, à partir de 1868, dans l’océan Atlantique Nord-Est et en mer Méditerranée, à l'instigation de l'Anglais Sir Charles Wyville Thompson. Mais la théorie de Forbes sera définitivement considérée comme obsolète qu’au cours des années 1872-1876 et l’acceptation par la communauté scientifique d’une vie dans les grandes profondeurs.

      En effet durant ces années, Sir Charles Wyville Thomson (1830–1882) dirigea la fameuse expédition du HMS Challenger, couvrant 70 000 milles marins (127 000 Km) durant sa circumnavigation et réalisa des opérations en grande profondeur (à plus de 8 000 m), établissant définitivement que la vie existe à toutes les profondeurs des océans. Il faudra une vingtaine d'années à une centaine de savants pour dépouiller toutes les observations faites.

      Cet événement est souvent considéré comme la naissance de l’océanographie. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le monde savant se tourne vers les profondeurs océaniques : l'océan devient en sa totalité objet d'étude, les premiers travaux d'océanographie dynamique, chimique, géologique et biologique sont publiés. L’intérêt pour les grands fonds n’est pas purement dû à la soif de connaissances.

      Le maintien de l'hypothèse azoïque face à la controverse est un bon exemple de l'effet "baudruche" [**]. La polémique entourant l'hypothèse azoïque n'était pas tant due aux problèmes avec la théorie elle-même, mais plutôt à l'hésitation de beaucoup de scientifiques contemporains pour accepter l'évidence du contraire.

      À l’instar de l’exemple ci-dessus, il faudra encore entre plus de 20 ans au XXe siècle, pour faire admettre la réfutation d’une théorie. Et elle ne concerne que la communauté scientifique. Alors quel peut être le délai quand le souvenir s’ancre dans le grand public ?


Quelques références

Anderson Thomas R. & Tony Rice, 2006. Deserts on the sea floor: Edward Forbes and his azoic hypothesis for a lifeless deep ocean. Endeavour, 30 (4), 131-137.

Emig C. C., 2009. De la renommée à l'oubli : l'effet baudruche. In : "Célèbres ou obscurs : Hommes et femmes dans leurs territoires et leur histoire", 134e Congrès National des Sociétés historiques et scientifiques (CTHS), Bordeaux 2009, Résumés, p. 257.

[**] Emig C. C., 2010. De la renommée à l'oubli : l'effet baudruche. http://paleopolis.rediris.es/Phoronida/EMIG/OnLine/-2010/Emig1.html

[*] Forbes Edward, 1844a. On the light thrown on geology by submarine researches; being the substance of a communication made to the Royal Institution of Great Britain, Friday Evening, the 23d February 1844. Edinburgh New Philosophical Journal, vol. 36, p. 319–327.

Forbes Edward, 1844b. Report on the Mollusca and Radiata of the Aegean Sea, and on their distribution, considered as bearing on geology. Report of the British Association for the Advancement of Science for 1843, p. 129–193.

Forbes Edward & Godwin-Austen Robert Akfred Clyone, 1859. The Natural History of the European Seas. John Van Voorst, London, 306 p.

Milne-Edwards A., 1861. Observations sur l'existence de divers Mollusques et Zoophytes à de très grandes profondeurs dans la mer Méditerranée. Annales des sciences naturelles, Zoologie, (4) 15: 149-157.

Risso Antoine, 1810. Ichthyologie de Nice ou Histoire naturelle des poissons du département des Alpes-Maritimes. F. Schoell, Paris, 388 p.

Risso Antoine, 1816. Histoire naturelle des crustacés des environs de Nice. Librairie grecque-latine-allemande, Paris.

Risso Antoine, 1826. Histoire naturelle des principales productions de l'Europe méridionale et particulièrement de celles des environs de Nice et des Alpes Maritimes. F.-G. Levrault, Paris.

Ross James Clark. 1847, A voyage of discovery and research in the southern and Antarctic regions during the years 1839–43. John Murray, Londres, 2 vol.

Ross John, 1819. A voyage of discovery : made under the orders of the Admiralty, in his majesty’s ships Isabella and Alexander, for the purpose of exploring Baffin’s Bay, and inquiring into the probability of a north-west passage. John Murray Londres, 252 p.

Sars Georg Ossian, 1872. Some Remarkable Forms of Animal Life from the Great Deeps off the Norwegian Coast. Brøgger et Christie, Oslo. 82 p.

Sars Michael, 1846. Fauna littoralis Norvegiae; oder, Beschreibung und abbildungen neuer oder wenig bekannten seethiere, nebst beobachtungen über die organisation, lebensweise u. entwickelung derselben. J. Dahl, Oslo. Vol. 1, 94 p.

 

 
   

 
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