Les deux pages publiées par Théodore Monod, scientifique et théologien protestant, dans le tome V des Annales dédié à Antoine Risso, ne peuvent être résumées ; aussi le texte ci-dessous est la version intégrale sans aucune modification.
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Annales du Muséum d'Histoire Naturelle de Nice - Tome V, 1977, p. 27-28.

 

II

L'HOMME

 

        L'homme nous est bien peu connu, faute de témoignages ou de documents.

    On trouve toutefois au Muséum (MS 2063 VIII/c) 2 cahiers qui nous paraissent bien de la main de Risso (1) et qui renferment soit des maximes, soit des fragments écrits à la première personne. Si ces derniers ne peuvent guère être que de notre auteur, que penser des premiers ? On pourrait croire à des citations empruntées par Risso à ses lectures, mais aucune d'elles n'est accompagnée de la moindre référence à un auteur, il n'y a jamais de guillemets, et comme le mélange avec des passages personnels est fréquent, on doit conclure que l'ensemble est bien de Risso.

    A dire vrai les « pensées » sont très souvent d'une affligeante banalité et d'un style volontiers « noble », c'est à dire grandiloquent et ampoulé, bien à la mode de l'époque.
    Risso a-t-il lu Rousseau ? en tous les cas il fait souvent écho à l'Abbé Raynal et s'exprime en « philosophe » bon teint, en des termes d'ailleurs qui peuvent encore aujourd'hui - ou devraient ... - donner à réfléchir.

    Sur les inconvénients des megapolis et des modernes termitières par exemple: « Les hommes ne sont pas faits pour être entassés en fourmillières ... ; plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les infirmités du corps ainsi que les vices de l'âme sont l'infaillible effet de ces concours trop nombreux. L'homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux »(2).

    Risso dénonce aussi, vigoureusement, l'Inquisition ou les cruautés des conquistadors, deux thèmes particulièrement chers, on le sait, à Raynal, comme celui de l'inutilité des moines : « En général, confirme Risso, toute nation qui a converti les couvents à l'usage public y a beaucoup gagné, sans que personne y ait perdu... On ne fit tort qu'aux possesseurs passagers que l'on dépouillait & ils n'ont pas laissé de descendans qui puissent se plaindre ... ».
    Mais, par contre, parlez-moi des Quakers, qui faisaient déjà l'admiration de Voltaire et de Raynal, et voici le bon Risso y allant à son tour de son couplet sur « Guillaume pen chef de la religion des primitifs ou quakers ... ces primitifs sont les plus respectables de tous les hommes ».

    Autre remarque: « Les protestans sont généralement mieux instruits que les catholiques; cela doit être: la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soummission, le catholique doit [accepter] la décision qu'on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider » (3).

    Pas d'illusions sur la moralité des Etats ou des souverains: « Il n'y a aucun Etat héréditaire en Europe où les mariages n'ayent apporté la guerre; le droit public est devenu par là un des plus grands fléaux des peuples, presque toutes les clauses des contrats & des traités n'ont été appliquées que par les armes », et encore: « tous les usurpateurs veulent conserver par les loix ce qu'ils ont envahi par les· armes: sans cet intérêt si naturel de jouir paisiblement de ce qu'on a volé, il n'y aurait pas de société sur la terre ».
    Mais la paix reste sans cesse menacée: « la complication des interets politiques est venue au point qu'un coup de canon tiré en Amérique peut être le signal de l'embrasement de l'Europe ».

    Un curieux passage montre Risso, faussant ici compagnie à l'optimisme accoutumé des sectateurs du « Progrès » et de la « Science », opposer les charmes supposés de l'agriculture aux enfers miniers: « Le Règne minéral n'a rien en soi d'aimable & d'attrayant; ses richesses, enfermées dans le sein de la terre, semblent avoir été éloignée (sic) des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité; elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément aux véritables richesses qui sont plus à sa portée & dont il prend le goût à mesure qu'il se corrompt; alors il faut qu'il appelle l'industrie, la peine & le travail au secours de ses misères; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa vie & aux dépens de sa santé des biens imaginaires à la place des biens réels qu'elle lui offroit d'elle-même Quand il savoit en jouir. Là, des carrières, des gouffres, des forges, des fourneaux, un [ap]pareil d'enclumes, de marteaux, de fumée & de feux succèdent (sic) aux douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux Ciclopes (sic) sont le spectacle que l'appareil des mines substitue au sein de la terre à celui de la verdure & des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux & des laboureurs sur sa surface ».

    Conclusion générale: « Il est humiliant pour la nature humaine que la force l'ait toujours emporté sur la sagesse... ». En est-il autrement près de deux siècles plus tard?

    Peu de confidences dans les papiers de Risso, malheureusement.

    Sur son caractère: « Naturellement timide & honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie ».

    Sur l'argent: « Je ne me souviens jamais d'avoir jetté un regard de convoitise sur J'argent, je le voyois avec plus d'effroi que de plaisir ».

    Sur la santé, l'apothicaire reste sans illusions: « je suis la preuve vivante de la vanité des médecins & l'inutilité de leurs soins ».

    Les femmes ne seront pas absentes de ces pages, sans la moindre indication ni d'identité ni de date, mais quelques gracieuses silhouettes éclairent ces textes austères : « Elle était trop jolie pour n'être pas un peu coquette. Je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l'amour... Soit qu'elle me trouvât trop jeune, soit qu'elle voulut sérieusement être sage, elle avoit alors une sorte de réserve qui n'étoit pas repoussante, mais qui m'intimidoit sans que je susse pourquoi ... Je dévorois d'un œil avide tout ce que je pouvois regarder sans être aperçu... L'image de cette aimable personne est restée empreinte au fond de mon cœur en traits charmans, elle s'y est même embellie à mesure que j'ai mieux connu les hommes & les femmes... ».
    Ailleurs, après un hommage chaleureux à « un visage pétri de grâce », avec « de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse  », on lit tout à coup: « C'est une des plus grandes salopes & des plus vilaines coureuses qui ait jamais empuanti le bercail du Seigneur. Au demeurant, c'étoit une bonne femme » : on veut croire qu'il s'agit de deux personnes distinctes.
    De la femme de Risso, Marie Joséphine Louise Defly, on ne sait pratiquement rien: elle lui écrit: « Mon plus cher Ami » et signe: « Ton affectionnée épouse ».

    Mais la conclusion va se faire dans une résignation un peu amère: « Je regarde tous les détails de ma destinée comme autant d'actes d'une pure fatalité où je ne devois supposer ni direction, ni intention, ni cause morale: je m'y soumet (sic) sans raisonner & sans regimber parce que cela est inutile; tout ce que j'ai à faire sur la terre est de me regarder comme un être purement passif; je ne dois point user à résister inutilement à ma destinée ». On regrettera ici, plus que jamais, qu'aucun passage de ces cahiers de personnalia ne soit daté.


(1) Peut-être d'un Risso jeune, voire adolescent, d'ailleurs, à en juger par l'écriture, encore assez différente de celle de son âge mûr.

(2) On croit entendre Mirabeau: « Les hommes sont comme les pommes: quand on les entasse ils pourrissent » ou J'Abbé Raynal à propos des grandes villes: « L'air en est infecté, les eaux en sont corrompues, la terre épuisée à de grandes distances, la durée de la vie s'y abrège ... c'est la demeure du crime, des vices, des mœurs dissolues ... Ces amas surnaturels de population sont sujets à fermentation et à corruption pendant la paix » (Esprit et génie de M. l'Abbé Raynal, Genève, 1782, p. 109).

(3) On voudrait savoir si cet aphorisme est original, quels contacts Risso pourra bien avoir eu, à Nice, avec des protestants : peut-être, en tous les cas, avec des naturalistes étrangers, allemands ou anglais (comme Leach p. ex.).


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